Alias Caracalla
envie d’effacer cet incident pour ne pas troubler l’entente qui règne entre nous depuis le premier
jour. Après un silence, je proclame : « L’important
est de vaincre les Boches et de rentrer chez nous.
Après on verra. » Jusqu’au soir, chacun fait silence
sur le sujet.
Retournant dans la chambrée, l’un des deux
ouvriers, dont le lit est dans la rangée opposée, me
prend en aparté : « Je ne comprends pas pourquoi,
avec la vie heureuse que tu menais en France, tu
es venu en Angleterre risquer ta peau contre les
Boches ? » Cette phrase me serre le cœur : elle laisse
entendre que, s’il avait été riche, il ne serait pas ici.
Le lieutenant fait diversion en entrant dans la
chambrée. Il nous annonce l’accélération de notre
instruction : nous devons être prêts à combattre
dans un mois, au plus.
Rien ne peut nous réjouir davantage. Cette nouvelle stimule notre application dans l’apprentissage
de la guerre. Nous allons tous à la cantine fêter cette
annonce qui rapproche le jour de la vengeance.
Je note dans mon cahier :
21 juillet. Nous commençons vraiment la
guerre. Dans un mois, il faut que nous soyons
[prêts], alors ça barde.
Dans la barrack , à l’exception d’un ch’timi, de
Berntsen, de Montaut, de Bott et de moi, tous les
autres sont bretons. La majorité d’entre eux habite
Brest ou les environs. J’observe une solidarité de
terroir, que je n’ai jamais connue à cause de la dispersion de ma famille, brouillant les pistes entre la
Gascogne, le Pays basque et le Béarn.
Après quelques semaines de cohabitation, je comprends que la différence entre nous n’est pas seulement de classe ou de culture, mais de caractère. Je
suis habitué, depuis toujours, au verbe coloré du
Sud-Ouest, accompagné d’une convivialité souriante.
Les Palois René Bott et André Montaut, dont l’exubérance naturelle contraste avec le sérieux des
Bretons, en sont l’exemple vivant.
Une certaine rugosité de leur part m’a surpris au
début. Il me faut du temps pour m’y habituer et
découvrir, jour après jour, les qualités de leur caractère inébranlable. À mesure que je les pratique, je
me sens en sécurité à l’idée de combattre à leur
côté : ils ne plieront jamais. Avec eux, je suis sûr de
vaincre.
Un soir, un sujet futile et imprévu provoque un
premier accrochage. Après la soupe, nous sommes
quelques-uns à jouer aux cartes ou à converser dans
la chambrée. Briant, passionné de scoutisme, me
raconte les détails du camp qu’il a effectué l’année
précédente à Hendaye en compagnie de scouts bretons, et dont il m’a déjà confié le souvenir ébloui.
Au cours de la conversation, je lui demande s’il
connaît Bécassine au Pays basque . Cette bande dessinée poétique était le mythe de mon enfance. Surle lit, en face de moi, Léon, un jeune paysan breton
affairé à lustrer ses chaussures en chantonnant, se
redresse au nom de Bécassine et m’apostrophe vivement : « Qu’est-ce qu’elle t’a fait Bécassine ? Elle
t’emmerde ! » Je proteste, mais il réplique avec violence : « Tu as tort de croire que les Bretons sont
des cons. Ils sont plus intelligents que toi.
— Je n’ai jamais dit ni pensé que les Bretons ne
sont pas intelligents.
— Tu parles de Bécassine, c’est la même chose.
Tu méprises les Bretons. C’est une insulte, une invention de Juifs comme toi pour ridiculiser les Bretons.
Les Bretons vous emmerdent, et ils vous le prouveront.
— Mais je ne suis pas juif.
— Peut-être, mais tu es parisien, c’est la même
chose. On vous aura. »
À côté de moi, Berntsen, qui n’a dit mot durant
l’altercation, s’amuse visiblement. Avec son flegme
habituel, il intervient : « Écoute, il faut avoir pitié
de Cordier, il est le seul Parisien ici, alors que nous
sommes tous bretons. Ce n’est pas de sa faute s’il
est juif. »
Incrédule sur ce que j’entends, je regarde Berntsen
dont les yeux brillent de malice. Sans se démonter,
il allume la radio : le carillon de Big Ben annonce
les informations de la BBC, qui mettent un terme à
ce dialogue absurde.
En faisant chorus contre moi, la chambrée m’a
fait découvrir une blessure incompréhensible mais
profonde dans l’honneur des Bretons. Jamais plus
durant la guerre je n’évoquerai ma chère Bécassine.
Vendredi 26 juillet 1940
La tragédie du Meknès
Nous apprenons qu’avant-hier soir, 24 juillet,
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