Alias Caracalla
aucun. Je
pense à mon père, mon père vieilli : n’ai-je pas
commis une injustice ?
Lors de mes rares sorties, je prends l’habitude
de passer à la boutique de disques. Un jour, la
chance me sourit : je tombe sur Boris Godounov , de
Moussorgski, interprétée par Chaliapine, qui a bouleversé mon enfance.
À mon retour dans la chambrée, Loncle et Briant
deviennent mes victimes consentantes pour écouter
avec moi cette musique déchirante. Après avoir
remonté le phonographe et leur avoir expliqué mon
intérêt pour ce disque, qui fut, à sept ans, à l’origine de ma passion pour la musique, j’éteins la
lumière et demeure debout devant le phonographe.
Durant quelques minutes, je réintègre mon passé.
Peu après, des camarades nous rejoignent : le
phonographe appartient désormais à la chambrée,
et chacun peut choisir son disque favori.
Les semaines suivantes, des enregistrements fort
différents s’empilent sur la table, évoquant d’autres
strates de ma mémoire : le Hot Club de France,
avec Stéphane Grappelli, que j’avais découvert en
1936 chez Enrique Pradilla, à Biarritz, LouisArmstrong et Duke Ellington, auxquels m’avait initié, en 1937, Coujolle, fils d’un marchand de couronnes mortuaires à Bordeaux.
J’achète également des disques d’orchestres de
jazz et de chanteurs inconnus en France : Artie
Schaw, Benny Goodman, Lionel Hampton, Frank
Sinatra… Ils deviennent la musique préférée de la
chambrée.
Lundi 10 mars 1941
Pensées pour Jacques Thibault
Depuis le début du peloton, nous avons le sentiment que nos officiers, excepté pour les cours et les
devoirs, ne savent quoi faire de nous et nous occupent à des « bricoles », car nous sommes surentraînés.
En neuf mois, notre volonté de rejoindre les
champs de bataille nous a fait brûler les étapes, à la
surprise de nos supérieurs. Ils ne répondent rien à
nos interrogations de plus en plus pressantes sur
notre avenir, même si eux semblent assurés. Mais
de quoi au juste ?
Je pense au destin de Jacques Thibault. Je ne me
doutais pas, à l’époque de ma découverte, en 1934,
du livre de Roger Martin du Gard, que mon existence le rejoindrait sur un point : celui d’une rupture brutale avec sa famille, son milieu, la France.
Les obstacles que j’ai vaincus pour défendre mon
idéal, d’une certaine façon, ressemblent aux siens.
Sa mort solitaire et inutile condamne-t-elle mon
avenir ?
Mon admiration pour l’auteur fait de moi un missionnaire : Briant cède finalement à mes objurgations. À la fin du livre, il est horrifié par la mort de
Jacques, barricadé dans l’athéisme. « Je me
demande parfois si ce n’est pas le destin que tu
ambitionnes ? » D’une certaine manière, il n’a pas
tort.
Les ouvrages que je lis et relis sont ceux qui
m’offrent les morceaux d’un miroir. Parmi beaucoup d’autres, je m’identifie à Jacques Thibault. Je
suis fasciné par son militantisme révolutionnaire
communiste de l’été 1914, alors même que je le
combats par mon engagement politique. Comble du
paradoxe : j’ai relu le livre en janvier et février 1940,
quand je n’avais qu’un but : participer à une guerre
que Jacques réprouvait.
Je ne m’attarde pas à ces contradictions : les
idées sont de peu d’importance puisqu’un même
fanatisme nous habite, un même besoin d’absolu. Il
est mort pour sa cause, comme je m’apprête à me
sacrifier pour la mienne.
Mi-avril 1941
Un grand frère nommé Stéphane Hessel
Guy Vourc’h m’annonce qu’un garçon vient
d’arriver de France : « Je suis sûr qu’il te plaira. Il
faut que tu le rencontres. » La pause de midi en
fournit l’occasion.
Vourc’h m’emmène de l’autre côté du camp, près
de mon ancienne hut , attribuée maintenant aux
nouveaux engagés. Les uniformes français que nousrencontrons révèlent une constellation d’armes :
aviation, chars, infanterie… Lorsque j’entre, chaque
volontaire s’affaire autour de son lit pour ranger ses
affaires.
Vourc’h me conduit au fond de l’allée centrale.
Un garçon légèrement plus âgé que moi est assis
sur une caisse de munitions, le dos appuyé à la
cloison, absorbé dans la lecture d’un petit livre. Il
lève la tête. Vourc’h me présente : « Daniel Cordier,
Stéphane Hessel. »
Je ne saurais dire pourquoi je suis intimidé malgré son sourire de bienvenue. Il n’a encore rien dit,
mais le
Weitere Kostenlose Bücher