Aliénor d'Aquitaine
travers le monde. Leur ferme croyance en une intention divine pour tout ce qui se passe sur terre les amenait à considérer l’histoire comme une série d’exemples destinés à l’édification morale des lecteurs, relatant les récompenses que Dieu réserve aux personnes vertueuses et les châtiments infligés aux scélérats. Même s’ils prenaient leur travail d’historien au sérieux, ils cherchaient avant tout à informer et à distraire, et ils ne rechignaient pas à broder pour rendre leur histoire plus attrayante. Pour amuser le public, ils assimilaient la tradition orale, incorporaient rumeurs et racontars dans leurs récits, refusant d’être tenus responsables d’éventuelles inexactitudes par des apartés tels que « c’est ce que l’on rapporte » et se garantissant ainsi contre l’imprudence de certaines remarques concernant l’inconduite d’Aliénor. Par une succession d’échafaudages théoriques, des faits historiques furent ainsi transformés en légendes.
Presque tous les chroniqueurs affichent la misogynie commune aux hommes d’Église de l’époque. L’effort accru pour imposer le célibat clérical durant le mouvement réformateur du xi e siècle inspira de nombreuses tirades antiféministes aux moralistes et aux théologiens. Ils amplifièrent le très fort sentiment de méfiance à l’égard des femmes ancré dans les écrits des Pères de l’Église, qui présentaient Ève comme la tentatrice d’Adam, la pécheresse originelle, et toutes les femmes comme les filles d’Ève ayant hérité de sa nature malfaisante. Lors de discussions sur le mariage, les théologiens soulignaient la nécessité pour l’épouse de se soumettre à l’autorité du mari. Ils suivaient en cela l’Écriture sainte mais aussi l’enseignement scientifique classique selon lequel les femmes étaient des êtres incomplets ou imparfaits, moins rationnels, moins capables que les hommes de dominer leurs passions X .
Dans la société médiévale, l’enseignement religieux n’était pas le seul à prévenir les hommes contre les femmes. Dans un environnement belliqueux, où les rivalités entre les hommes aboutissaient souvent à des confrontations violentes, la classe guerrière craignait les femmes qui ressemblaient aux ecclésiastiques de par leur maîtrise des armes non violentes, usant des mots et des ruses sexuelles pour se lancer dans des complots et des intrigues XI . Les poètes et auteurs de romans du Moyen Âge, reflétant le point de vue de leurs nobles mécènes, dépeignaient les femmes comme étant incapables d’exercer le pouvoir, rôle éminemment masculin, incapables d’agir de leur propre initiative, réduites à être les victimes passives des hommes. De telles notions ne prédisposaient pas les auteurs du xii e siècle à voir d’un bon œil une femme qui défiait le monopole masculin du pouvoir ; cette attitude dans la sphère publique était condamnée comme étant indigne des femmes, malsaine et répréhensible XII . La participation d’Aliénor à la grande révoltedesesfils contre leur pèreHenri II en 1173-1174 ne fit que confirmer les suspicions des chroniqueurs à son égard. C’est en toute logique qu’ilsdressèrent un portrait d’elle rayé d’ombres qui s’étalèrent jusqu’à former une légende noire tenace.
Les chroniqueurs anglais limitèrent leurs mentions d’Aliénor à quelques crises ou scandales clés de sa vie. Ils n’établissaient aucune distinction entre les rôles publics et la moralité privée des souverains, exigeant des rois qu’ils affichent les valeurs héroïques du courage et de l’honneur chevaleresques et des reines qu’elles soient des modèles de piété et de vertu. Il est donc naturel qu’ils ne permettent pas de répondre à certaines questions qui captivent le lecteur du xxi e siècle. Ils ne font que de très rares allusions au caractère ou à la mentalité d’Aliénor et suivent un raisonnement conventionnel en attribuant des motivations personnelles, émotionnelles ou sexuelles à toutes ses actions. Ils n’apportent pas non plus de preuves sur ses liens psychologiques avec ses enfants ou son implication personnelle dans leur éducation. De fait, concernant son rôle maternel ils ne donnent pas beaucoup plus de détails que la date et le lieu de naissance de ses enfants et le nom des personnes qui l’accompagnaient durant ses traversées de la Manche. Aucun commentaire sur son statut d’étrangère
Weitere Kostenlose Bücher