Apocalypse
de la guerre ?
— Par la suite, ces pseudo-Templiers ont été emprisonnés et expulsés, mais le fait est que des antisémites revendiqués comme tels ont vécu dans la cité sainte pendant des années.
Antoine contemplait le jardin au charme bucolique. Le mal se nichait partout, surtout là où on ne l’attendait pas. Comme la mort symbolisée par le tombeau dans le tableau de Poussin.
— Et in Arcadia ego , prononça lentement Antoine. Dites-moi, Steiner, vous avez fait du latin ?
— In vino veritas , proclama l’Israélien en sortant une bouteille de vin de sous la table.
Il détailla l’étiquette avec un plaisir évident.
— Mes supérieurs nous gâtent. C’est un excellent rouge d’ici, un Ben Ami, année 5762 de notre calendrier.
Marcas reprit l’information au vol.
— En termes de temps maçonnique, nous sommes exactement en 6009, après la date du Déluge, mais peut-être est-ce inscrit sur vos fiches.
Steiner fit couler le liquide rouge dans un verre en cristal taillé. Le breuvage miroita sous la lumière.
— Nos informations ne vont pas jusque-là ! En revanche, il va falloir que je parle à mon rabbi. Notre calendrier commence aussi au Déluge et nous sommes, nous, en 5770. Il y a comme un problème…
Antoine se mit à rire.
— Je ne suis pas assez savant pour trancher cette querelle chronologique mais il va falloir, moi aussi, que j’en parle à mon Vénérable.
— Je suis heureux de vous voir de bonne humeur, vous allez en avoir besoin. Tenez.
Steiner tendit un dossier de couleur grise.
— C’est le rapport d’autopsie du Canadien, je n’ai pas osé vous le donner pendant l’arrestation de Deparovitch.
— Vous l’avez lu ?
— Feuilleté seulement, pendant que vous contempliez le jardin.
Marcas posa la chemise sur la table.
— Il me suffit de voir votre visage pour savoir ce qu’il y a dedans.
La voix du commandant se décomposa.
— Croyez-moi, j’en ai vu des saloperies. Surtout depuis que les immigrés russes sont venus s’installer ici. Mais ce qu’ils ont fait subir à ce Canadien…
Antoine contemplait le dossier posé entre les pitas et les falafels . Quelques pages seulement mais qui disaient l’innommable.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit pour coincer ces salauds…
— Je voudrais rencontrer la propriétaire du dessin de Poussin seul à seule. Le plus rapidement possible.
— Rapidement, ça signifie quoi ?
Antoine fixa son homologue.
— Ça signifie tout de suite.
26
Rouen
Taverne des Deux-Étains
8 mars 1430
Chaque soir, après la fermeture du chantier, les ouvriers de la cathédrale se donnaient rendez-vous dans la taverne la plus proche. Les apprentis goûtaient au cidre local et jouaient aux dés tandis que maîtres et compagnons, installés au fond de la salle, parlaient à voix basse. Geoffroy, le jeune passé maître, s’était installé contre une des parois de la cheminée, le corps oubliant les rigueurs du froid dans la douce euphorie d’un bûcher de bois sec. À le voir, le dos collé contre la pierre, les yeux mi-clos, les mains croisées sur la table, on aurait dit un chat repu que le sommeil gagne. Pourtant, derrière la fatigue apparente des paupières, il observait avec attention la grande salle où buveurs impénitents et joueurs invétérés s’interpellaient dans un vacarme continu. À force de les observer, désormais Geoffroy les connaissait tous. De chacun, il savait le nom, les habitudes et les opinions, il lui avait suffi de laisser ses oreilles faire leur travail pendant que lui semblait dormir comme un bienheureux. À la vérité, sous ses paupières à demi closes, il traçait dans sa mémoire le portrait de chacun des habitués de l’auberge. Du commerçant raisonneur qui se plaignait de ses affaires et se laissait aller aux jugements politiques à l’artisan sans travail qui, sitôt ivre, mélangeait, dans ses prières, Dieu le Père et Jeanne la Pucelle. Les plus difficiles à mémoriser étaient les paysans qui venaient vider un pichet les jours de marché, mais ils apportaient de précieuses informations sur l’état des campagnes.
Chaque matin, avant l’ouverture du chantier, Geoffroy rendait compte de ses observations à maître Roncelin. Ce dernier l’écoutait avec attention, sans jamais le faire répéter ni l’interrompre. Quand Geoffroy avait fini son rapport, le maître du chantier se contentait de hocher la tête et de lui donner
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