Apocalypse
s’ébranle, tout brûle de combattre […] le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la charge sur les ennemis de la patrie […] Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la patrie est sauvée. »
Danton se rassit, le visage en feu. Des bancs de l’Assemblée un tonnerre d’applaudissements monta vers l’orateur. Déjà des journalistes se précipitaient au-dehors pour rapporter au peuple les paroles du tribun. Bientôt les presses, dans les imprimeries, allaient s’activer et, partout dans la capitale, la nouvelle de la patrie en danger allait se répandre.
Dans la tribune des visiteurs, le marquis de Chefdebien ne participait pas à l’euphorie générale. Il regardait le visage de taureau de Danton, l’encolure puissante, tout le corps prêt à bondir pour un nouveau combat. Une force animale jaillissait de l’orateur, la force des torrents que l’Histoire transforme en crue. Cet homme lui faisait peur. Il avait le pouvoir de déchaîner les passions, mais pas celui de les contrôler. Au pied de la tribune, des membres de la Commune de Paris, des sans-culottes, discutaient avec acharnement. Certains arboraient le bonnet rouge de la révolte. D’autres quittaient l’Assemblée d’un pas rapide pour rejoindre les faubourgs où des hordes populaires attendaient depuis des jours le signal de la guerre civile.
Le marquis se leva. Une dernière fois, il regarda Danton, une file bruyante de députés attendait pour serrer la main du héros du jour. Le tribun avait le regard étrangement figé. Il remerciait d’un hochement de tête, d’un sourire usé. Son rôle était terminé. Il venait de semer le vent qui allait devenir tempête.
— Alors, marquis, vous avez apprécié le discours de notre grand homme ?
Chefdebien se retourna et aperçut le journaliste Voyron, un de ses frères maçons de la loge Les Vrais Amis réunis , un modéré qui tentait encore de sauver la Révolution de ses propres démons.
— Comment ça, mon cher, vous n’êtes pas dans votre journal à tirer une édition spéciale ?
Voyron soupira et baissa la voix. Dans l’enthousiasme général, il n’était pas bon d’afficher son pessimisme.
— Que le Grand Architecte de l’Univers nous protège, les jours qui s’annoncent vont être terribles.
Le marquis ne répondit pas. Depuis la fuite avortée du roi Louis XVI à Varennes et son emprisonnement, la folie semblait s’être emparée du pays. La nation des Lumières plongeait dans l’obscurantisme sans fond de la haine et de la violence. Chaque jour, des torchons fraîchement imprimés réclamaient des têtes à abattre, encore des têtes, toujours plus de têtes. On dressait des listes de suspects, on fouillait les maisons à toute heure, on arrêtait et on jugeait en un tour de main. Au nom de la liberté, un sang impur devait abreuver tous les sillons du royaume.
— Mais ce n’est pas pour me lamenter avec vous que je suis venu, reprit Voyron, le visage grave, notre loge se réunit exceptionnellement, dans moins d’une heure. Votre présence est impérative. Venez !
Sans poser de questions, le marquis emboîta le pas à son frère.
Dans la rue, le bruit des tambours était assourdissant. Des cortèges d’hommes, la pique sur l’épaule, remontaient la rue en chantant. Une à une les églises des paroisses firent sonner le tocsin. Les gens sortaient sur leur pas de porte, le visage inquiet. D’un coup le canon du guet tira, une détonation isolée d’abord, puis une rafale suivit. Chaque coup éclatait comme un avertissement lugubre. D’habitude on ne tirait au canon que pour les événements heureux : naissance, anniversaire, mais là, c’était l’annonce du malheur qui tonnait, prémonitoire, dans le ciel de la capitale.
— Je suis venu à cheval, annonça Voyron, et j’en ai pris un pour vous. Dépêchez-vous.
Toute la ville semblait répandue dans les rues. Des torrents d’hommes et de femmes engorgeaient chaque passage. Sur le Pont-Neuf, des orateurs improvisés debout sur les parapets hurlaient des appels à l’émeute dans un chaos continu. Enveloppé dans une cape grise, son cheval au pas, Chefdebien tentait de comprendre les motivations de cette convocation imprévue. D’habitude, sa loge se réunissait deux fois par mois, et jamais depuis qu’il était arrivé à Paris cet ordre immuable n’avait varié. Il est vrai
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