Au Coeur Du Troisième Reich
la Luftwaffe. Je proposai donc à Hitler d’affecter 30 000 des 65 000 ouvriers du bâtiment qui travaillaient sous mes ordres à la remise en état des installations ferroviaires, sous la direction de mes ingénieurs. Hitler, je me demande pourquoi, hésita quinze jours avant de me donner son accord, sous la forme d’une ordonnance en date du 27 décembre 1941. Au lieu de me presser dès le mois de novembre de mettre cette main-d’œuvre à la disposition de l’état-major, et malgré une situation catastrophique, il avait refusé de modifier le programme de construction des édifices destinés à célébrer son triomphe, bien décidé qu’il était à ne pas capituler devant la réalité.
Le jour même, j’allai voir le D r Todt dans sa modeste demeure située sur les bords du lac Hintersee, près de Berchtesgaden. On m’avait attribué toute l’Ukraine, tandis que les ingénieurs et les ouvriers qu’on avait inconsidérément persisté à faire travailler sur les chantiers d’autoroutes, étaient chargés du secteur Russie-Centre et Russie-Nord. Todt venait de rentrer d’un long voyage d’inspection sur le théâtre d’opérations est ; il avait vu des trains sanitaires immobilisés, dans lesquels les blessés étaient morts de froid, il avait vu la misère de la troupe dans les villages et les petites villes isolés par la neige et le froid, il avait constaté que les soldats allemands étaient découragés, voire désespérés. Accablé et pessimiste, il conclut que non seulement nous étions incapables de supporter de telles fatigues sur le plan physique, mais que nous étions aussi condamnés à nous effondrer moralement en Russie : « C’est une lutte, continua-t-il, où l’emporteront les hommes primitifs quisupportent tout, même les rigueurs du climat. Nous sommes trop fragiles et nous succomberons. Russes et Japonais finiront par en sortir vainqueurs. » Apparemment influencé par Spengler, Hitler avait lui aussi exprimé en temps de paix des idées analogues, parlant de la supériorité biologique des « Sibériens et des Russes » ; mais au moment de commencer la campagne de Russie, il avait fait taire ses propres arguments, puisqu’ils allaient à l’encontre de ses desseins.
L’entêtement de Hitler, qui s’obstinait à vouloir réaliser coûte que coûte ses projets de constructions, l’inconscience béate avec laquelle il persévérait dans sa marotte encouragèrent ses paladins, empressés de l’imiter, à concevoir des projets similaires et conduisirent la plupart d’entre eux à adopter un mode de vie de vainqueurs. C’est sur ce point essentiel – je le pensais déjà à l’époque – que le système hitlérien se montra inférieur aux régimes démocratiques. Car aucune voix ne s’éleva pour critiquer publiquement ces abus et demander qu’on y remédie. Dans la dernière lettre que j’écrivis à Hitler, celle du 29 mars 1945, je lui rappelai ces circonstances :
« C’est avec tristesse que j’ai vu, en ces jours victorieux de 1940, bon nombre de nos dirigeants perdre toute dignité. C’est alors que nous aurions dû, par notre modération et notre modestie, affirmer notre mérite aux yeux de la Providence. »
Même écrites cinq années plus tard, ces lignes confirment que j’avais alors décelé des erreurs, découvert des abus et pris un recul critique, et aussi que le doute et le scepticisme me tourmentaient ; mais à la vérité, cette attitude m’était inspirée par la crainte de voir Hitler et les dirigeants du pays dilapider notre victoire.
Vers le milieu de l’année 1941, Göring vint à nos bureaux de la Pariser Platz examiner la maquette de notre ville future. Adoptant un ton protecteur, il me fit cette déclaration inattendue : « J’ai dit au Führer qu’à mes yeux vous étiez après lui le plus grand homme que l’Allemagne possède. » Toutefois il crut bon, lui qui occupait le second rang dans la hiérarchie, de limiter aussitôt la portée de ce propos en ajoutant : « Je vous tiens pour le plus grand architecte qui soit. Je veux dire que j’éprouve la même considération pour votre œuvre d’architecte que pour le génie politique et militaire du Führer u . »
Architecte de Hitler pendant neuf ans, je m’étais élevé à une position incontestée qui me valait l’admiration de tous. Au cours des trois années qui suivirent, j’allais être confronté à des tâches toutes différentes, qui
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