Au Coeur Du Troisième Reich
instinctive dans ses rapports avec les hommes, j’eus de plus en plus de mal à lui rester fidèle inconditionnellement.
Les rapports furent diamétralement inversés non seulement lors de cet accueil, mais aussi pendant l’entretien qui suivit : c’était lui qui recherchait mes bonnes dispositions. Hitler repoussa ma proposition de retrancher la construction de mes attributions et de la confier à Dorsch : « Je ne dissocierai en aucun cas ce secteur. Je n’ai personne sous la main à qui je puisse confier la responsabilité des constructions. Malheureusement le D r Todt est mort. Vous savez, monsieur Speer, l’importance que j’attache à la construction. Comprenez-moi ! Je suis a priori d’accord avec toutes les mesures que vous jugerez utile de prendre dans le domaine de la construction 17 . » En affirmant cela, Hitler se contredisait lui-même, lui qui avait décidé quelques jours auparavant, en présence de Himmler et de Göring, qu’il envisageait de confier cette charge à Dorsch. Agissant arbitrairement comme à son habitude, il ne tenait plus compte de ses intentions récentes, ni des sentiments de Dorsch : ce revirement désinvolte témoignait éloquemment de son mépris insondable des hommes. Toutefois je devais m’attendre à ce que cette palinodie ne soit que de courte durée. C’est pourquoi je répliquai à Hitler qu’il était nécessaire de prendre une décision valable à long terme. « Dans mon esprit, il est impossible qu’on remette ce problème en question. » Hitler promit de ne pas changer d’attitude. « Ma décision est irrévocable. Je n’ai pas l’intention d’en changer. » Il poursuivit en minimisant les reproches qui visaient trois de mes chefs de service, alors que j’avais déjà tablé sur leur départ 18 .
A la fin de notre entretien, Hitler me reconduisit au vestiaire, prit à nouveau sa casquette et s’apprêta à me reconduire vers la sortie. Cette attitude me parut trop officielle et, adoptant le ton habituel dans son entourage, je lui dis que j’avais un rendez-vous à l’étage supérieur avec Below, son aide de camp de l’armée de l’air. Le soir, j’étais de nouveau assis comme autrefois au milieu de ses familiers, entouré par lui, Eva Braun et sa cour. La conversation se déroulait au gré des bavardages indifférents, Bormann proposa d’écouter des disques, on commença par un air de Wagner, puis on passa vite à La Chauve-souris .
Après les hauts et les bas, les tensions et les convulsions de ces derniers temps, j’éprouvais ce soir-là un sentiment d’apaisement : toutes les difficultés et les sources de conflit semblaient éliminées. L’incertitude de ces dernières semaines m’avait profondément déprimé. Il m’était impossible de travailler sans marques d’estime et de sympathie, et voilà que je pouvais à bon droit me considérer comme le vainqueur d’une lutte pour le pouvoir qui avait été menée contre moi par Göring, Himmler et Bormann. Ils devaient être très déçus, car ils avaient certainement cru avoir provoqué ma perte. Peut-être, commençais-je à me demander, Hitler avait-il vu également quel jeu se tramait là et dans quelles intrigues il s’était laissé entraîner.
Parmi toutes les motivations qui m’avaient replongé d’une manière si surprenante dans ce cercle, le désir de conserver la position de force que j’avais acquise constitua certainement un mobile important. Même si je ne faisais qu’avoir part à la puissance de Hitler – et sur ce point je ne me suis jamais fait d’illusions –, j’estimais que pouvoir rassembler sur mon nom, en restant dans son sillage, un peu de sa popularité, de son rayonnement et de sa grandeur justifiait tous mes efforts. Jusqu’en 1942 j’eus le sentiment que ma vocation d’architecte me permettait de prendre conscience de ma valeur indépendamment de Hitler. Mais entre-temps j’avais pris goût à la griserie que procure l’exercice du pouvoir. Introniser des hommes dans leurs fonctions, disposer de milliards, décider de questions importantes, tout cela me procurait une satisfaction profonde à laquelle j’aurais eu de la peine à renoncer. Les réserves que l’évolution récente avait suscitées en moi furent dissipées par l’appel de l’industrie, ainsi que par la force de suggestion qui pouvait émaner de Hitler et dont le pouvoir n’avait pas diminué. Nos rapports avaient été ébranlés, ma loyauté avait
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