Au Coeur Du Troisième Reich
du monde à former ». Ils devaient être « ramenés aussi vite que possible à leur travail d’origine ». Hitler me promit de trancher la question dans ce sens lorsque j’aurais eu à ce sujet un entretien avec Himmler 23 . Mais avec moi comme avec Hitler, Himmler nia, au mépris de toute réalité, l’existence de telles pratiques.
Les détenus eux-mêmes craignaient, ainsi que j’ai eu l’occasion de le constater, l’ambition économique croissante de Himmler. Je me rappelle une tournée d’inspection que je fis pendant l’été 1944 dans les aciéries de Linz, où les détenus se déplaçaient à volonté au milieu des autres ouvriers. Dans les grands ateliers de l’aciérie, ils se tenaient près des machines, servaient d’aides aux ouvriers spécialisés qui s’entretenaient librement avec eux. Ils étaient gardés non par des SS, mais par des soldats de l’armée de terre. Rencontrant un groupe d’une vingtaine de Russes, je leur fis demander par un interprète s’ils étaient contents de la manière dont ils étaient traités. Ils répondirent par l’affirmative, en faisant de grands gestes d’approbation. Leur aspect extérieur confirmait leurs dires ; à l’opposé des hommes qui dépérissaient dans les souterrains du Mittelwerk, ils étaient bien nourris et, lorsque je leur demandai pour la forme s’ils préféraient retourner dans leur camp d’origine, ils furent saisis d’une intense frayeur ; leurs visages exprimèrent une terreur non dissimulée.
Mais j’arrêtai là mes questions. A quoi bon ? Les visages disaient tout, au fond. Lorsque je tente aujourd’hui d’analyser les sentiments dont je fus alors agité, lorsque, par-delà ma vie ultérieure, j’essaie de déterminer si c’était de la pitié ou de l’irritation, si j’étais consterné ou révolté, j’ai l’impression que cette course désespérée que je menais avec le temps, ce regard de possédé que je gardais perpétuellement fixé sur les chiffres de la production et les courbes de rendement avaient étouffé en moi toute considération et tout sentiment humains. Un historien américain a dit de moi que j’avais préféré les machines aux hommes 24 . Il n’a pas tort. Je m’aperçois que la vue de la souffrance des hommes a eu une influence sur mes sentiments, mais non sur ma conduite. Au plan affectif, je n’eus que des réactions empreintes de sentimentalisme ; au niveau des décisions, par contre, les principes de finalité rationnelle continuaient à me dominer. Au procès de Nuremberg, l’emploi de détenus dans les usines d’armement devait m’être reproché et continuer un chef d’accusation contre moi.
D’après les critères auxquels se référait le tribunal dans les attendus de son verdict, ma culpabilité aurait été accrue si j’avais réussi à augmenter contre l’opposition de Himmler le nombre de nos détenus et partant les chances de survie d’un certain nombre d’entre eux. Paradoxalement, je me sentirais aujourd’hui plus à l’aise si ma culpabilité prise dans ce sens avait été plus grande. Mais ce qui m’importe aujourd’hui dépasse les critères de Nuremberg et le nombre des victimes que j’aurais sauvées, car tout cela n’a de sens que si l’on se situe à l’intérieur du système. Ce qui m’inquiète bien plutôt, c’est que je n’ai pas vu dans les visages des détenus se refléter la physionomie du régime dont je m’efforçais, avec la rage d’un maniaque, de prolonger l’existence aucours de ces semaines et de ces mois. Je n’ai pas su adopter l’attitude morale nécessaire et m’affranchir du système. Il m’arrive parfois de me demander quel était cet homme jeune, qui voilà vingt-cinq ans traversait les salles des machines des aciéries de Linz ou qui descendait dans les galeries du « Mittelwerk », et qui m’est devenu si étranger.
Un jour, ce devait être pendant l’été 1944, mon ami Karl Hanke, Gauleiter de Basse-Silésie, vint me rendre visite. Au cours des années précédentes, il m’avait beaucoup parlé des campagnes de Pologne et de France, il m’avait décrit le spectacle des morts et des blessés, des souffrances et des tourments, et il avait révélé des qualités d’homme sensible. Ce jour-là il s’assit dans le fauteuil vert de mon bureau et, parlant d’une voix hésitante, il me parut profondément troublé. Il me demanda de ne jamais accepter une invitation à visiter un camp de
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