Au Coeur Du Troisième Reich
porter atteinte à l’existence de notre peuple. »
Jusqu’alors, j’avais toujours contrecarré les desseins destructeurs de Hitler en affectant de partager l’optimisme officiel et en arguant qu’on ne devait pas détruire les usines si on voulait pouvoir, « après la reconquête, les mettre à nouveau en état de marche dans un délai relativement court ». Cet argument, Hitler pouvait difficilement le rejeter. A présent, en revanche, j’expliquais pour la première fois qu’on devait garder intacte la substance économique de l’Allemagne, même « si une reconquête ne paraissait pas possible… » « Il est inconcevable, ajoutais-je plus loin, que l’on envisage, pour mener les opérations de guerre sur le sol de la patrie, de détruire des ouvrages d’art en nombre si grand qu’il faudrait, dans la pénurie de l’après-guerre, desannées pour remettre en état le réseau des voies de communications… Leur destruction signifierait enlever au peuple allemand toute possibilité d’existence 6 . »
Cette fois-ci, j’appréhendais de remettre ce mémoire à un Hitler non préparé. Ses réactions étaient en effet imprévisibles et pouvaient être, en un pareil cas, très brutales. Aussi donnai-je les 22 pages que j’avais rédigées au colonel von Below, mon officier de liaison au Quartier général du Führer, en le chargeant d’attendre le moment favorable pour les remettre à Hitler. Ensuite, je priai l’aide de camp personnel de Hitler, Julius Schaub, de demander au Führer de me faire cadeau, pour mon quarantième anniversaire imminent, de son portrait et de me le dédicacer personnellement. J’étais le seul proche collaborateur de Hitler à n’en avoir jamais demandé douze ans durant, mais maintenant que son règne touchait à sa fin et que nos relations personnelles allaient s’arrêter là, je voulais lui donner à entendre que si je m’opposais à lui en constatant franchement son échec dans mon mémoire, je le vénérais autant qu’avant et attachais beaucoup de prix à une photo dédicacée de sa main.
Pourtant, je n’étais pas très tranquille et je préparai tout pour me mettre hors de sa portée, dès que le mémoire aurait été remis. Je voulais, cette nuit même, me rendre en avion à Königsberg, encerclé par les troupes soviétiques ; je prétextai que je devais aller comme à l’habitude discuter avec mes collaborateurs de la possibilité d’éviter des destructions inutiles. Je voulais, en même temps, leur faire mes adieux.
C’est ainsi que, le soir du 18 mars, je me disposais à me débarrasser de mon papier. Depuis quelque temps, les conférences d’état-major ne se tenaient plus dans le fastueux bureau que j’avais conçu sept ans auparavant. Hitler avait définitivement transporté ses conférences dans le petit bureau du bunker. « Vous savez, monsieur Speer, m’avait-il dit d’un ton mélancolique teinté d’amertume, votre belle architecture n’est plus un cadre adéquat pour nos conférences d’état-major. »
Le thème de la conférence du 18 mars était la défense de la Sarre que l’armée de Patton menaçait de fort près. Comme il l’avait déjà fait une fois dans l’affaire des mines russes de manganèse, Hitler se tourna brusquement vers moi, quêtant un soutien : « Dites vous-même à ces messieurs ce que la perte du charbon de la Sarre signifierait pour nous ! » Sans réfléchir, je répondis : « Elle ne ferait qu’accélérer l’effondrement. » Stupéfaits et gênés, nous nous regardâmes fixement. J’étais tout aussi surpris que Hitler. Après un silence pénible, Hitler changea de sujet.
Le même jour, le commandant en chef du front Ouest, le Feldmarschall Kesselring, signala que la présence de la population gênait considérablement la lutte contre les forces armées américaines. Selon son rapport, il arrivait fréquemment que les habitants d’un village n’y laissent pas entrer nos propres troupes, adjurant les officiers de ne pas amener sa destruction en engageant le combat. Dans de nombreux cas, nos troupes auraient cédé aux exigences de la population désespérée. Sans même songer un instant aux conséquences de sa décision, Hitler, se tournant vers Keitel, lui demanda de rédiger un ordre d’évacuation forcée de toute la population, et de le transmettre aux Gauleiter. Avec son zèle habituel, Keitel s’assit à une table dans un coin pour rédiger cet ordre
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