Au Coeur Du Troisième Reich
la moins dangereuse. Hitler était justement en train de boire le thé avec une de ses secrétaires dans la partie du bunker qui lui était réservée. Il y avait longtemps que je ne l’avais vu en privé. Avec des gestes compliqués, Hitler mit ses lunettes à fine monture de métal qui lui donnaient l’air d’un professeur et, s’étant emparé d’un crayon, commença, dès les premières pages, à rayer des paragraphes entiers. Sans vouloir entamer une discussion, il remarquait de temps en temps d’un ton aimable : « Ça, on le laisse de côté » ou « Ce passage est superflu ». Sans se gêner, sa secrétaire parcourait les feuilles qu’il avait reposées, constatant avec regret : « Dommage, c’était un beau discours. » En me congédiant, Hitler me dit aimablement, presque amicalement : « Faites donc un autre brouillon 2 . » Dans sa version censurée, le discours n’avait plus aucun sens. Or, tant que je n’avais pas l’autorisation de Hitler, je ne pouvais disposer des émetteurs du Reich. Comme Naumann ne remit pas l’affaire sur le tapis, je la laissai s’enfoncer dans l’oubli.
A la fin du concert donné par l’Orchestre philharmonique à la mi-décembre 1944 à Berlin, Wilhelm Furtwängler m’avait fait venir dans sa loge. Avec une naïveté désarmante, il m’avait demandé sans détours si nous avions encore quelques chances de gagner la guerre. Quand je lui eus répliqué que la fin était proche, Furtwängler avait fait de la tête un signe d’approbation. J’avais vraisemblablement répondu à son attente. Mais comme je le tenais pour menacé, Bormann, Goebbels et même Himmler n’ayant pas oublié la franchise de certaines de ses déclarations et surtout son intervention en faveur du compositeur Hindeenmith, mis au ban du peuple allemand, je lui avais conseillé de ne pas rentrer d’une tournée qu’il devait entreprendre en Suisse. « Mais, avait-il objecté, que va devenir mon orchestre ? J’en suis responsable ! » Je lui avais promis de m’occuper de ses musiciens dans les mois à venir.
Au début du mois d’avril 1945, Gerhart von Westermann, intendant de l’Orchestre philharmonique, me fit communiquer que, sur ordre de Goebbels, on avait prévu de faire participer les musiciens à la défense de Berlin, dans le cadre de la dernière levée en masse. Ayant essayé par téléphone d’obtenir de Goebbels qu’ils ne soient pas incorporés dans la milice populaire, je m’entendis répondre d’un ton tranchant : « C’est à moi seul que cetorchestre doit d’avoir atteint son incomparable niveau. C’est à mes initiatives et mes subventions qu’il doit d’avoir la place qu’il occupe dans le monde à l’heure actuelle. Ceux qui nous succéderont n’ont aucun droit sur lui. Il peut périr avec nous. » Recourant alors au système qu’avait utilisé Hitler au début de la guerre pour empêcher que certains de ses artistes favoris ne fussent incorporés, je fis détruire par le colonel von Poser les dossiers militaires des musiciens dans les fichiers de la Wehrmacht. Pour soutenir l’orchestre financièrement, le ministère organisa quelques concerts.
« Quand on jouera la Symphonie romantique de Brückner, avais-je dit à mes amis, c’est que la fin sera proche. » Ce concert d’adieu eut lieu le 12 avril 1945 dans l’après-midi. Dans la salle sans chauffage de la Philharmonie, sur des chaises qu’ils avaient eux-mêmes disposées, enveloppés dans leurs manteaux, étaient rassemblés les Berlinois qui avaient malgré tout entendu parler de ce concert organisé dans notre ville menacée. Les autres habitants ont dû, eux, être tout étonnés d’avoir du courant à une heure où d’habitude il était coupé. Mais ce jour-là on l’avait rétabli sur mon ordre, pour pouvoir éclairer la salle de concert. Le programme que j’avais composé débutait par le dernier air de Brünnhilde et le final du Crépuscule des dieux , saluant symboliquement d’un geste en même temps mélancolique et pathétique la fin du Reich. Précédée du Concerto pour violon de Beethoven, la Symphonie de Brückner, avec son final à la majestueuse architecture, avait clos pour longtemps ma vie musicale.
A mon retour au ministère, je trouvai un message des aides de camp de Hitler qui me demandaient de rappeler immédiatement. « Où étiez-vous donc ? Le Führer vous attend depuis longtemps ! » Quand il me vit, Hitler, comme possédé, se
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