Au Fond Des Ténèbres
termes relativement simples de « culpabilité » ou d’ « innocence », de « bien » ou de « mal » ne pouvaient plus s’appliquer ; ce qui était important c’était qu’il ait trouvé en lui-même le besoin – ou la force – de parler. Tout en m’avouant ma propre appréhension à poursuivre ces entretiens, j’ai su, alors, de façon certaine, que si je le faisais, il finirait par me dire la vérité.
Tous les survivants de Treblinka avec lesquels je me suis entretenue affirment – avec le détachement fataliste de ceux qui en sont venus à s’accommoder de l’inévitable faiblesse humaine tant chez eux – que chez les autres – que Blau était un informateur. Mais dans son rôle d’observateur impartial, c’est Suchomel qui a exprimé cela le plus fortement. « Oh ! Blau, a-t-il dit, il a été d’abord Kapo en chef ( Oberkapo ). Voyez-vous, il avait connu Stangl en Autriche ; il me l’a dit lui-même. Non je ne pense pas qu’il ait menti. Stangl ne s’était pas caché de l’avoir connu auparavant. Il était autrichien mais d’origine polonaise, je pense, et il avait dû être envoyé de Vienne dans un ghetto polonais. Il m’a raconté son arrivée à Treblinka ; apparemment, en descendant du train il a vu Stangl, là, devant lui. Il m’a dit : “Je l’ai serré dans mes bras.” En Autriche, il avait été marchand de chevaux ou de bestiaux. Stangl lui aurait dit : “Ecoute, je vais te nommer Kapo chef ; tu m’aides maintenant et je vais m’arranger pour que tu t’en tires. Et après la guerre, je t’aurai une ferme en Pologne.” Voilà comment Blau est devenu Oberkapo. Quand il a débarqué, il avait un bon ventre – c’était un gros homme gras ; en deux semaines, il avait fondu de moitié. Oui, on le haïssait, bien sûr, il a certainement “collaboré”, et naturellement on le craignait et on le détestait. Il n’avait pas le fouet de tout le monde, mais un très long et il était là debout, à le faire claquer, en hurlant avec son accent des faubourgs de Vienne : “Allez, cochons, truies merdeuses, venez un peu vous y frotter, vous allez voir comme vous serez vite dressés.” On aurait dit qu’il voulait surpasser le pire des Ukrainiens. Je suppose qu’il le faisait pour survivre. Qui suis-je pour blâmer ou accuser ? Il est resté Kapo jusqu’au début du printemps, je crois. Puis il a demandé à Stangl de le relever de ses fonctions pour raison de santé. Il se plaignait de palpitations ou quelque chose de ce genre et Stangl l’a mis avec sa femme aux cuisines des Juifs. La vieille Frau Blau était bonne cuisinière ; elle m’a fait souvent des petits plats. Je détestais la nourriture de notre mess, aussi très souvent elle m’a cuisiné des plats spéciaux. Après la révolte, ils ont été parmi la centaine de ceux qui sont restés et qui ont été évacués à Sobibor. J’y suis parti également.
« Un jour, j’ai entendu dire qu’ils allaient fusiller ces cent-là, le lendemain. Alors j’ai été voir le vieux Blau et je l’ai prévenu. Je lui ai seulement demandé s’il avait du poison et il a compris. Lui et sa femme ont pris du poison ainsi qu’un docteur et sa femme, qui faisaient partie de ce même groupe ; ils avaient pourtant aidé à éteindre le feu dans les baraques des Ukrainiens après la révolte. Alors ils sont morts aussi ce jour-là. C’est mieux que d’être fusillé. »
L’après-midi du jour où Stangl m’avait raconté l’histoire de Blau, je lui ai demandé : Au milieu de toutes ces horreurs dont vous étiez si conscient que vous vous saouliez pour dormir chaque soir, qu’est-ce qui vous a soutenu. À quoi pouviez-vous vous raccrocher ?
« Je ne sais pas. Ma femme peut-être. Mon amour pour ma femme. »
Vous la voyiez souvent ?
« … Après cette première fois en Pologne, ils m’ont laissé partir en permission assez régulièrement – tous les trois ou quatre mois. »
Vous sentiez-vous proche de votre femme – alors que tant de choses restaient cachées, inexprimées entre vous ?
« Durant le peu de temps où nous étions ensemble, habituellement, nous parlions des enfants et des petits faits quotidiens. Mais il est vrai que les choses ont changé entre nous après que Ludwig lui eut parlé de Sobibor. Il y a eu une tension et je sais qu’elle se tourmentait terriblement à mon sujet… »
« La première fois que j’ai revu Paul après Sobibor, m’a dit Frau
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