Au Fond Des Ténèbres
été malade au quartier, elle l’a remplacée un moment. C’était à peu près à l’époque où j’avais fait monter de nouveaux baraquements avec des chambres individuelles pour quelques-uns des travailleurs juifs. [Cette affirmation a été confirmée par Suchomel mais mise en doute par Richard Glazar qui a précisé que juste avant la révolte, seuls deux couples, tous deux mouchards, avaient des pièces individuelles.] Cette fille – je savais qu’un des Kapos était son ami – on savait toujours ces choses-là… »
De quelle nationalité était-elle ?
« Polonaise je crois. Mais elle parlait bien l’allemand. Elle était très bien élevée, vous voyez. Elle est venue à mon bureau pour faire la poussière ou quelque chose de ce genre. J’ai dû me dire en moi-même : « Quelle jolie fille, et maintenant elle peut avoir un peu de vie privée avec son ami. « Puis je lui ai demandé – juste pour dire quelque chose de gentil, vous savez – “Tu t’es choisi une pièce ?” Je me souviens qu’elle s’est arrêtée d’essuyer et qu’elle m’a regardé sans bouger. Et alors, elle m’a dit, très calmement : “Pourquoi me demandez-vous ça ? “ »
Le ton de sa voix reflétait encore l’étonnement ressenti, vingt-neuf ans plus tôt, quand cette jeune fille lui avait répondu non comme une esclave à son maître, mais comme un être humain libre à un homme qu’elle repoussait. Pas seulement cela ; elle avait répondu comme à un inférieur, et les mots et le ton qu’il avait employés pour répliquer avaient confirmé combien il en était conscient. « J’ai dit : “Pourquoi ne le demanderais-je pas ? Je peux bien le demander.” Elle restait là, toujours très droite, sans bouger, à me regarder droit dans les yeux. Et puis elle m’a dit : “Puis-je partir ?” Et j’ai répondu : “Oui, bien sûr.” Elle est sortie. Je me suis senti si honteux. J’ai réalisé qu’elle avait pensé que je lui avais demandé parce que – eh bien, vous voyez… parce que je la voulais. Je l’admirais tant pour m’avoir fait face, pour m’avoir demandé “Puis-je partir”. Pendant des jours je me suis senti humilié à cause de ce malentendu. »
Savez-vous ce qui lui est advenu ? Je posais cette question chaque fois qu’il me parlait d’un prisonnier comme d’un individu. Et chaque fois la réponse venait exactement la même, faite sur le même ton détaché, avec sur le visage, la même expression polie et lointaine.
« Je ne sais pas. »
En l’occurrence j’ai insisté. Mais il s’agit d’une fille qui vous a énormément impressionné. Vous n’avez jamais cherché à savoir ce qu’elle était devenue ?
Il a paru gêné. « Je crois avoir entendu dire qu’elle avait été transférée au Totenlager » [l’espérance de vie des prisonniers travaillant dans cette partie du camp dépassait rarement deux mois].
Comment est-ce arrivé ?
« Je ne sais pas très bien. Quand notre domestique habituelle est revenue – j’étais en permission à ce moment-là – la fille est retournée à la clinique. Le médecin – je ne peux pas me souvenir de son nom – s’était fait repérer par Kurt Franz. On n’a jamais su clairement ce qui était arrivé. Mais le docteur s’est suicidé – il a pris du poison. La fille était là quand c’est arrivé, et Franz l’a envoyée au Totenlager. »
Plus tard quand j’ai essayé d’identifier cette fille, personne n’a pu me dire avec certitude qui c’était. « Pourquoi ne demandez-vous pas à Otto Horn, m’a conseillé Gustav Münzberger. Il était toujours en train de rigoler avec les filles de la buanderie du Camp II. »
« Oui, j’allais quelquefois à la buanderie bavarder avec les filles, m’a dit Horn. Mais je ne vois pas de fille blond-roux qui aurait été envoyée au camp d’en haut par Franz. Il y avait une seule rousse parmi les six de la buanderie. Mais j’ignore son nom. Toutes les filles parlaient allemand. Je ne sais pas du tout ce qu’elles faisaient quand elles ne travaillaient pas. Elles avaient leurs propres baraquements et elles étaient bouclées la nuit. Plus tard, je les ai laissées se promener, quelquefois, le dimanche, dans les bois derrière le camp. C’était clôturé, vous savez… »
Comme bien souvent, le dernier mot est resté à Suchomel pour qui se rappeler les détails sur Treblinka est devenu quelque chose comme une passion.
« La seule
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