Au Fond Des Ténèbres
horreurs indicibles que les esclaves. Si nos latrines sentaient très mauvais, ce n’était rien en comparaison de l’odeur permanente, doucement écœurante des bûchers. Et si nous la trouvions difficile à supporter en bas où nous étions – imaginez ce que ça pouvait être pour ceux qui vivaient là-haut… »
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Comme par hasard, deux anciens SS que j’ai rencontrés avaient travaillé « là-haut ». Otto Horn avait la charge de l’incinération des corps et Gustav Münzberger celle des chambres à gaz. « Münzberger ? a dit Otto Horn (qui a aussi témoigné là-dessus au procès de Treblinka en 1965. Une partie de son travail consistait à se tenir à la porte des chambres à gaz et à pousser les gens dedans. Il avait un fouet naturellement. Il a fait ça, jour après jour. La plupart du temps, il était ivre. Qu’est-ce qu’il pouvait faire d’autre ? S’il pouvait quitter ce poste ? Je ne sais pas. Je pense que finalement il s’en fichait – il buvait. »
Oberammergau, célèbre pour ses représentations du Mystère de la Passion, tous les dix ans, se trouve à deux heures de Münich au sud, dans le fond d’une admirable vallée surplombée par des collines couvertes de pins et par des montagnes accueillantes. Unterammergau, une gare à quatre minutes de là, sur la ligne de chemin de fer à une seule voie, est minuscule en comparaison : la gare, une route, deux rues, une épicerie, une auberge et peut-être une cinquantaine de maisons, toutes d’un blanc éclatant avec des volets vert vif ou rayés, des bacs à fleurs, des enfants astiqués qui vous sourient en disant Grüss Gott [77] et l’odeur de goudron, de fumier, de prairies, de résine et de bois fraîchement coupé.
Gustav Münzberger, était âgé de soixante-huit ans quand je l’ai rencontré au printemps 1972. C’est un homme grand qui paraît souvent dix ou quinze ans de plus. Il est assis à la table de la cuisine, le corps flasque, la tête inclinée.
Rasé de frais, il parait mal rasé ; l’air impeccable, mais on dirait qu’il n’est pas capable de boutonner sa chemise.
Condamné à douze ans de prison en 1965, il en est sorti grâce à l’habituelle remise de peine pour bonne conduite en juillet 1971. Son fils Horst – maître ébéniste – et la femme de celui-ci avaient monté, pendant ce temps, un atelier à Unterammergau et divisé leur maison en deux appartements indépendants, un en bas pour eux-mêmes et leurs trois enfants, en haut une cuisine-salle commune, une chambre et une salle de bains pour les parents de Horst.
« Que pouvions-nous faire d’autre ? dit Horst. Ce sont mes parents, c’est mon père. » Le père de sa femme, un vieux socialiste, était un véritable antinazi, sous le III e Reich, et la famille a passé de très mauvais moments. Cependant, elle est d’accord avec lui. « Nous devions les prendre. Il n’y avait pas d’autre solution. »
Les Münzberger sont originaires d’une ville des Sudètes aux frontières de la Saxe.
« Là où nous vivions en 1938, a dit la mère de Horst, nous ne savions rien, nous n’entendions pas parler politique. » C’est une grosse femme, vêtue d’une robe à fleurs, et d’un tablier, avec de gros bras nus. « Bien sûr nous étions Allemands en Tchécoslovaquie, c’est la vérité. Mais non, nous n’avons jamais rien su de leur propagande. Mon mari, il n’y avait que la société de gymnastique qui l’intéressait, c’est tout. »
« Je ne voudrais pas te contredire mère, dit Horst, doucement, mais j’avais beau être jeune je me souviens de cette période. Je me rappelle que sur le chemin de l’école de musique quand j’avais huit ans, je passais devant la synagogue. Et je me souviens aussi qu’après la Kristallnacht (la Nuit de Cristal), elle a été détruite. Donc nous n’étions pas tellement hors d’atteinte de leur propagande, n’est-ce pas ? »
Plus tard, quand nous avons été seuls, Horst m’a dit pensivement : « À la maison, dans les Sudètes, mon père était… menuisier, ni très bon ni mauvais vous savez. Mais je me souviens du jour où il a porté pour la première fois l’uniforme noir SS : c’est à ce moment-là qu’il s’est senti devenir “Karel et Richard” quelqu’un « je suppose, au lieu d’être n’importe qui. Et puis, à Treblinka – c’est inconcevable n’est-ce pas ce qui lui est arrivé tout à coup : la liberté d’action, le pouvoir, leur
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