Au Fond Des Ténèbres
comme par magie – jaillit un soudain éclair de force, qui lui rend ce qui a dû être son air de jadis. Une vigueur physique, non pas morale ou spirituelle. Sans aucun doute, c’était un homme grand, large d’épaules, avec une belle tête et des yeux bleus, le genre d’homme dont une femme comme la mère de Horst, dans cette petite ville des Sudètes, devait tomber amoureuse. Mais même si l’homme qui se trouvait là, par le seul fait d’être encore en vie souillait tout ce qu’il touchait – celui-là n’était, en effet, qu’un « sous-fifre », un des rouages traditionnels de l’engrenage.
« Si j’ai eu des contacts, des rapports vous voulez dire avec les gens de Treblinka ? a-t-il dit avec son lourd accent bavaro-sudète et d’une voix légèrement chevrotante. Avec ceux qui étaient nus ? Comment ? Ah ! vous voulez dire avec les travailleurs juifs ? Non, ils avaient leurs kapos, c’est ceux-là qui les organisaient… »
« Et puis, il y avait ces Ukrainiens, n’est-ce pas, pourquoi n’en parles-tu pas ? » suggéra vivement sa femme.
« Oui les Ukrainiens aussi. Nous autres, nous n’avions rien à faire. Il n’y avait réellement rien à faire. Oui, il fallait seulement être là ; c’est vrai, c’est tout. »
Sa femme a repris : « Quand on nous a avertis qu’il allait sortir de prison, j’ai dit que j’irais le chercher par le train à Münster. Mais Horst m’a dit : « Reste à la maison, prépare les affaires de père – j’irai le chercher, moi. « Sans Horst, je ne sais pas ce que nous aurions fait. Il nous a tout donné. Il nous a construit ce logement, il a donné du travail à son père – c’est ce qui l’a conservé jusqu’à maintenant – le travail. Les nuits sont dures pour lui, il ne dort pas avant deux ou trois heures du matin, jamais sans comprimés. »
Horst Münzberger a trente-huit ans mais en paraît trente. Sa femme a des airs de jeune fille bien qu’ils aient trois jeunes enfants. Quand je les ai rencontrés, le plus âgé avait huit ans et le plus jeune, trois. Leur maison à la sortie du village est le modèle d’artisanat bavarois traditionnel, à l’extérieur comme à l’intérieur.
Plus tard, dans le living-room du rez-de-chaussée, Horst m’a dit : « Je crois qu’on peut affaiblir quelqu’un à force de lui dire tout le temps qu’il est faible et fatigué. C’est ce que fait ma mère. Je crois que mon père est beaucoup plus fort qu’il ne paraît. Vous savez, les larmes qu’il verse, ce n’est pas nouveau. Quand j’étais gosse et qu’il me donnait une fessée, il pleurait plus que moi ; réellement. Je m’en souviens très bien.
« Bien sûr, il a toujours été un homme très consciencieux, consciencieux dans son travail comme dans ses habitudes. Est-ce qu’ils sélectionnaient les gens en fonction de qualités spéciales ou peut-être de leurs points faibles ? Je ne sais pas. Si je pouvais savoir ! Je ne peux réellement pas croire qu’ils choisissaient au hasard. Dans notre village, par exemple, ils en ont pris deux pour cette chose horrible – mon père et un voisin. Deux sur… je pense qu’ils étaient bien une vingtaine du même âge et dans la même situation. Pourquoi justement eux ? Et pourquoi tant de ceux qui ont travaillé dans ces lieux terribles venaient non pas d’Allemagne proprement dite, mais des États annexés – Autrichiens, Sudètes, Ukrainiens, Lithuaniens ?
« Mon père – j’imagine très bien qu’il a dû aborder Treblinka aussi consciencieusement qu’il entame son ouvrage de charpentier à la maison ; c’était sa principale qualité comme artisan. »
Le fait que beaucoup de ces hommes n’étaient pas originaires de l’ancien Reich ( Altreich ) a été aussi souligné par Dieter Allers, ancien directeur administratif de T4. Il continue à insister sur le fait que les hommes n’étaient pas délibérément choisis pour ces postes, que la majorité d’entre eux n’avait pas été détachée à T4 mais était des volontaires. Son propos à lui, – conscient ou inconscient – était de faire comprendre que c’était ces semi-étrangers, moralement inférieurs, qui avaient sollicité ces postes et non d’authentiques Allemands. J’ai tendance à avoir un point de vue différent. Au moins en ce qui concerne le recrutement primitif du Programme d’euthanasie, il est possible qu’il dise la vérité en proclamant que beaucoup de gens
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