Au Fond Des Ténèbres
et la nourriture – de toutes les couleurs, c’était comme un tableau de Breughel ; en tout cas, on s’est abruti de mangeaille. Le SS n’a rien dit de particulier ; il a eu du jambon et de la vodka et il a mangé aussi. Seulement, à la fin, il a pris un des trois chefs d’équipe à part pour lui dire qu’il ne voyait pas d’inconvénient à ce que nous mangions, mais pas à ce point-là, une autre fois. Cela ne voulait rien dire, il n’avait parlé que pour montrer comme il était bon avec nous. Bien sûr, les SS avaient déjà changé ; ils avaient lu l’inscription sur le mur [79] .
« Bien sûr les Ukrainiens n’avaient pas toujours été si accommodants. Ordinairement dans ces expéditions tout ce qu’ils faisaient c’était de revenir saouls et encore plus abjects que d’habitude. Je me souviens qu’une fois – bien longtemps avant ce jour-là – l’un d’entre eux avait emmené une putain dans la forêt et il avait dit à Kuba – il y avait trois Kuba à Treblinka ; celui-là était un grand gaillard – de… bon, vous voyez quoi. Kuba n’a pas pu y arriver et ils étaient malades de rire. C’était le genre de plaisanterie qu’ils appréciaient. Beaucoup d’entre nous quoique jeunes n’avaient plus aucun désir sexuel ; Karl et moi-même, tout le temps que nous avons été à Treblinka et même longtemps après, nous n’avons été des hommes que de nom. »
[De la même manière, beaucoup de femmes dans les camps, cessèrent d’être réglées. Dans les camps de concentration le bruit courait qu’on mettait quelque chose dans la nourriture. Mais il est improbable qu’on l’ait fait dans des lieux comme Treblinka : le nombre de filles restées en vie ne justifiait pas de telles précautions et en tout cas, cet aspect particulier de la vie offrait aux Ukrainiens et aux SS une occasion de plus de faire de l’humour sadique. Il n’y avait, bien entendu, ni serviettes hygiéniques, ni même de journaux et les filles utilisaient des grandes feuilles – des feuilles de bardane quand elles en trouvaient. Mais une tache de sang sur une robe signifiait la mort, c’était inesthétique, les SS étaient très pointilleux sur l’esthétique.]
« Le 2 août, dit Stangl, a été un jour très chaud, un lundi. Les lundis étaient toujours des jours de repos parce que naturellement personne ne travaillait à Varsovie, le dimanche, donc on ne chargeait pas de convois [80] . Kurt Franz était parti juste après le repas se baigner à la rivière Bug avec une vingtaine d’hommes, quatre Allemands et des Ukrainiens. J’avais un visiteur, un Viennois. C’était un officier politique, temporairement stationné à Kossov, à six kilomètres de là. Il avait passé un coup de fil pour dire bonjour et avait demandé s’il pouvait faire un saut. »
[« Le jour de la révolte, dit Suchomel, on buvait sec chez Stangl depuis le milieu de la matinée. Mätzig y était aussi. L’invité de Stangl était son vieil ami Greuer, lieutenant du régiment Vlassov à Kossov. Franz n’était pas à Treblinka ce jour-là – c’est vrai – mais il n’était pas en train de nager, comme le pensait peut-être Stangl. En fait il était avec sa poule à Ostrow. Quand la révolte a commencé dans l’après-midi, Stangl et son ami étaient tous deux fin saouls et ne pouvaient plus distinguer le haut du bas. Je me rappelle l’avoir vu, là, bouche bée, en train de regarder brûler les bâtiments… »]
J’ai demandé à Stangl : Était-ce habituel pour vous et les autres officiers de recevoir des visiteurs au camp ?
« Pas de mon temps. Je ne l’aurais pas permis. Bien sûr, même moi, je n’aurais jamais introduit un visiteur dans le camp, mais seulement à mon quartier ou au mess SS. »
Même ainsi, il devait bien voir ce qui se passait, n’est-ce pas ?
« Dans le camp du bas – celui qu’on pouvait voir à travers les barbelés – après 11 heures et même dans la matinée, il ne se passait réellement rien comme je vous l’ai dit, en dehors du train-train des ateliers. Évidemment, dans le camp du haut, ils entretenaient leurs feux – on brûlait ce qui restait ; il y avait toujours quelque chose en train. »
Il a haussé les épaules. « Mais de toute façon, à cette époque, tout le monde savait. »
Croyez-vous ? Même à votre procès, tout le monde s’est défendu d’avoir rien su.
« Je sais, a-t-il dit amèrement. Personne ne savait rien,
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