Au Fond Des Ténèbres
vraiment tu ne fais que du travail administratif et rien de mal, bon, au moins tu n’es pas au front” – parce que oui, j’ai dit ça – il m’a répondu : “Non, non, il faut que je me sorte de là.”
« Vous savez j’ai si souvent pleuré en pensant à ces gens qu’on tuait et c’est vrai pourtant que jamais, jamais je n’ai su qu’il y avait aussi des enfants ou même des femmes. Moi aussi je me suis trouvé des raisons je crois ; je me disais que nous étions en guerre et qu’ils tuaient les hommes ; les hommes, vous comprenez, les ennemis. Je suppose que je pensais – ou que je me persuadais – que les femmes et les enfants étaient restés à la maison. Je sais que ce n’est pas logique mais je crois que je n’osais pas penser plus avant. Ce que je savais et pensais était déjà plus que je ne pouvais supporter. Mais c’est vrai, je me suis souvent dit aussi : s’il refusait, s’il s’enfuyait en sacrifiant sa vie et les nôtres, ça continuerait quand même. Il s’en serait trouvé pas seulement des centaines mais des milliers trop heureux de prendre sa place. Enfin, c’est ce que j’ai pensé jusqu’en juillet. Parce que jusqu’alors j’avais continué à croire qu’il essayait de s’en sortir, comme il me l’avait dit, et qu’il y arriverait en obtenant un transfert.
« Mais lorsqu’il est venu en permission en juillet, j’avais cessé d’y croire ; ça avait trop duré. Et alors j’ai commencé à percevoir un terrible changement en lui. Personne d’autre ne le voyait. Moi-même je n’avais que des lueurs, des aperçus occasionnels d’un autre homme, de quelqu’un au visage différent, totalement changé ; quelqu’un que je ne connaissais pas ; ce visage que vous aussi avez vu plus tard à la prison – rouge, affaissé, gonflé, aux veines apparentes, épaissi – lui qui jamais n’était grossier ni vulgaire, qui était toujours aimant et tendre. C’est alors que j’ai commencé à le harceler du moins il appelait ça comme ça. Je lui demandais encore et encore : “Paul, pourquoi es-tu toujours là-bas ? Ça fait un an maintenant, plus d’un an. Tu as toujours dit que tu te débrouillerais, que tu allais obtenir ton transfert. Paul, j’ai peur pour toi. J’ai peur pour ton âme. Il faut t’en aller. Sauve-toi s’il le faut. Nous irons avec toi n’importe où.”
“Mais comment ? me répondait-il ? Ils me rattraperaient, ils rattrapent tout le monde. Et ça serait la fin pour nous tous. Moi en camp de concentration et toi en Sippenhaft [détention pour les familles compromises des éléments douteux] – et les enfants aussi peut-être, c’est impensable.” Voilà ce qu’il me disait. Alors, vous comprenez, je ne pensais pas à la victoire ou à la défaite de l’Allemagne, je pensais seulement à lui, à mon homme, et à ce qui se passait en lui et je continuais à le harceler. Il prenait des colères terribles, pas du tout dans son caractère. “Est-ce que tu vas cesser de m’empoisonner ?”
« Je… Je ne pouvais plus être avec lui… vous voyez ce que je veux dire… près de lui. C’était terrible pour tous deux. Nous étions à la montagne avec cet ami de ma mère, un prêtre, le père Mario ; elle avait organisé notre séjour là-bas, pour nos vacances. Et à la fin, je n’en pouvais plus ; je ne savais plus de quel côté me tourner, il fallait que je parle à quelqu’un. Alors j’ai été voir le père Mario. Je lui ai dit : “Mon père, il faut que je vous parle. Je vais vous parler sous le secret de la confession.” Il est mort maintenant. Je peux vous le dire. Et je lui ai parlé de Treblinka. J’ai dit : “Je sais que vous n’allez pas me croire mais il y a en Pologne un endroit terrible où ils tuent les gens – c’est là qu’ils tuent les Juifs. Et mon Paul, mon Paul est là-bas. Il travaille là-bas. Qu’est-ce que je dois faire ? lui ai-je demandé. Je vous en supplie, parlez-moi, aidez-nous. Conseillez-nous.”
« Vous voyez, j’avais pensé – je suppose – que les curés avaient des moyens ; il y avait des monastères perdus dans les montagnes où quelqu’un pouvait disparaître, se cacher. J’avais entendu dire des choses.
« Il m’a donné un terrible choc. Je me souviens, il s’est passé la main sur le visage et puis il m’a dit : “Nous vivons des temps terribles, mon enfant. Devant Dieu et devant ma conscience, si j’avais été à la place de Paul,
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