Au Fond Des Ténèbres
néanmoins la Gestapo s’est présentée le lendemain et nous a tous poussés sur la place de rassemblement. » Deux jours plus tard – car les transports étaient souvent laissés en attente – Rajzman s’est débrouillé pour s’échapper et a couru à la cave où avaient été laissés les enfants. « La porte était ouverte et les enfants avaient disparu. Un voisin m’a dit que les Allemands étaient venus la veille et les avaient tous emmenés. »
Alors il n’a plus eu qu’une idée : retourner sur la place.
« Après tout, les enfants y étaient peut-être encore. » Il avait un ami « polonais », dit-il, manifestement un homme qui détenait quelque fonction officielle. Celui-ci l’a accompagné pour lui venir en aide. Le miracle s’est produit – les enfants étaient encore sur la place. « Nous avons pu trouver ma petite fille ainsi qu’un garçon dont les parents étaient nos amis et nous les avons ramenés dans notre usine. Ils y sont restés cachés quelques jours – mais à la fin, on les a quand même pris et emmenés… Depuis ce jour, dit Rajzman, je ne supporte plus de regarder un enfant, surtout je ne peux pas regarder des enfants allemands. Ce n’est pas leur faute – je sais – mais quand je suis allé en Allemagne témoigner, chaque petite fille que j’ai vue m’a fait penser à la mienne. Je ne retournerai plus là-bas. Je ne peux pas comprendre les Juifs qui ont survécu à Treblinka, et puis qui ont épousé des non-Juives… et même des Allemandes. C’est pourquoi ce que nous ressentons pour Frau Kramer nous paraît quelque chose de si extraordinaire. Quand nous l’avons connue, nous nous méfiions d’elle comme de tous les autres ; mais elle nous a convaincus ; elle nous a rendu quelque chose que nous avions perdu ; nous l’aimons vraiment ; c’est quelqu’un de valeur – un être humain qui n’a pas de prix… »
Ils m’ont montré une lettre de Frau Kramer où, après s’être étendue sur les nouvelles concernant sa propre famille, elle raconte la visite qu’elle fit à Stangl dans sa prison.
« Je suis allée le voir avec le beau livre de Janusz Korczak, écrit-elle. Je lui ai dit qu’à force de le voir au tribunal, j’avais fini par souhaiter lui parler. » Elle dit qu’elle lui avait demandé de ses nouvelles et de celles de sa famille et qu’elle avait expliqué qu’elle souhaitait s’adresser à lui en tant qu’être humain, pour qu’il sache ce que quelqu’un comme elle, qui n’avait rien eu à voir avec tout ça, qui n’avait, ne servait aucun intérêt ni d’un côté ni de l’autre, avait ressenti au sujet de Treblinka ; pour lui demander aussi de lui expliquer comment il avait pu faire ce qu’il avait fait. « Il n’a rien répondu, écrivait-elle, mais il a changé de couleur et a courbé la tête. » Mais à ce moment – et ça ne pouvait pas malheureusement tomber plus mal – l’aumônier de la prison [présent à l’entretien car elle n’était pas autorisée à voir Stangl seul] est intervenu, dans une excellente intention sans aucun doute, mais il a donné ainsi l’occasion à Stangl de se reprendre et de réciter une fois encore toutes les justifications trop souvent entendues. « Je me suis retirée », concluait-elle, mais elle avait le sentiment de laisser derrière elle un homme durement secoué.
3
La raison principale de l’échec de Frau Kramer à entrer en communication avec Stangl (qu’elle était néanmoins parvenue à ébranler comme on voit) tient à l’inexactitude de ses informations. Au lieu de l’aborder sur l’ensemble de sa conduite et de son attitude, elle a pris le cas particulier de Janusz Korczak et de ses orphelins ; or, en fait, Stangl n’était pas à Treblinka le 4 ou le 7 août 1942 quand ils arrivèrent au camp. (Il existe tant de versions de l’histoire du Dr. Korczak et de ses petits orphelins – dont plusieurs se contredisent l’une l’autre quant au simple déroulement des faits – qu’il est impossible de certifier la date exacte à laquelle les enfants et lui ont été tués. Ce qui semble sûr est que Stangl n’était pas là et ne pouvait donc pas avoir eu vent de tout ça.)
« Il n’y a pas eu de convoi composé exclusivement d’enfants après mon arrivée à Treblinka, dit Suchomel qui était arrivé le 24 août. Ce qui est vrai, c’est que vers la mi-octobre, Kuttner a prélevé dix ou douze enfants sur un transport pour en
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