Au Fond Des Ténèbres
là depuis le premier jour jusqu’au dernier.
« Moi, je sais, m’a dit Franciszek Zabecki ; les autres font des conjectures, il n’y a pas eu de documents allemands pour servir de base à ces estimations en dehors de ceux que j’ai sauvés et cachés, et on ne peut pas conclure là-dessus. Mais je suis resté dans cette gare et j’ai noté les chiffres inscrits à la craie sur chaque wagon. Je les ai additionnés encore, encore et encore. Le nombre de tués à Treblinka a été de 1 200 000. Et là-dessus, il ne peut pas exister de doute. »
Quatrième partie
1
Mes entretiens avec Franz Stangl se sont déroulés en deux parties. La première, en avril 1971, sept jours de suite ; et la seconde, neuf semaines plus tard, en juin. Ainsi, j’ai eu le temps de travailler sur ce qu’il m’avait dit en avril, de prévoir ce que j’avais encore à lui demander, le temps de le laisser réfléchir et de se reposer. Au moment où je l’ai quitté en avril, juste avant le week-end de Pâques, en lui promettant de revenir quelques semaines plus tard, j’avais compris que, d’une certaine façon assez étrange – j’écris ceci après mûre réflexion – j’étais devenue son amie. Certes, c’était une relation tout à fait unilatérale. Il ne savait de moi que mon nom et il n’aurait jamais songé à prendre la liberté de me poser la moindre question personnelle. Ignorant mon nom de femme mariée, il n’a même pas su, quand je revins à Düsseldorf, que c’était mon mari qui m’accompagnait pour prendre les photos à paraître avec mon article du Daily Telegraph Magazine.
Durant cet intervalle de neuf semaines, deux choses m’étaient restées très nettement présentes à l’esprit : d’un côté la possibilité qu’il décide de renoncer à ces conversations – voire qu’il désavoue ce qu’il avait déjà dit – de l’autre, l’exceptionnelle gravité de la tension émotionnelle et physique qu’elles avaient provoquée chez lui. Et, par l’intermédiaire du directeur de la prison, Herr Eberhard Mies, je lui avais adressé plusieurs messages pour l’avertir que, comme promis, je reviendrais bientôt. Herr Mies, sa femme et, à ce qu’il me semblait, tout le personnel de la prison (ainsi que bien d’autres personnes en Allemagne) s’intéressaient de plus en plus vivement à ce qu’allaient donner ces conversations, et le directeur, qui n’est pas d’ordinaire en contact direct avec les prisonniers, avait tenu à veiller à ce que Stangl reçoive bien mes messages. Et pourtant, les premiers mots par lesquels Stangl m’accueillit en juin – très rassurants par rapport à mes préoccupations, mais révélateurs de son état d’esprit – furent dans le ton et le contenu, des mots de reproche.
« Je vous ai espérée tous les jours, vous m’avez fait attendre », dit-il d’emblée, sans même s’incliner ou me saluer d’un Grüss Gott, comme il en avait l’habitude. Il nous fallait d’abord nous assurer qu’on pouvait prendre des photos dans sa cellule, c’est donc là que nous nous sommes retrouvés ce lundi matin à 9 heures. Il portait un complet et une chemise blanche soigneusement repassés, mais pas de cravate. Manifestement il n’avait pas eu le temps de finir de s’habiller. « Je suis prêt dans cinq minutes », dit-il en s’inclinant et il se retira dans sa cellule.
« Il n’arrête pas de nettoyer et de ranger depuis 6 heures du matin », nous dit le gardien qui nous avait accompagnés.
La prise de photographies, qu’il avait naturellement acceptée et qui était indispensable pour la présentation dans le magazine, m’avait donné pas mal de souci ; les relations que j’étais parvenue à nouer avec Stangl étaient à la fois très subtiles et très exclusives – très vulnérables, craignais-je, aux intrusions étrangères. Il fallait que le photographe prenne ses clichés d’une façon aussi neutre – aussi peu entachée d’émotion – que celle à laquelle je m’efforçais dans la conversation. Il lui fallait aussi se montrer capable de faire oublier sa présence.
Stangl, pour qui – comme pour beaucoup d’autres – le fait d’être pris en photo conférait une certaine importance, était bien décidé à « poser » dans son complet gris de bonne coupe et ce n’est qu’après la prise de quelques clichés et pas mal d’explications qu’il consentit à avoir un contact moins conventionnel, à échanger
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