Au Fond Des Ténèbres
son veston contre un cardigan et – plus tard encore – à ôter sa cravate.
La journée a marqué une étape importante dans toute cette expérience, non seulement parce que les photos se sont révélées très significatives, mais aussi parce que ç’a été pour moi la seule occasion de voir Stangl dans ses rapports avec ses compagnons de détention.
L’opinion du gardien, à savoir qu’en dépit des occasions qui lui avaient été récemment offertes de frayer avec les autres, c’était un solitaire, il me l’avait déjà confirmée quand il m’avait dit que le seul prisonnier avec lequel il lui arrivait de parler – à qui il avait quelque chose à dire – était l’homme de la cellule mitoyenne. Cet homme, comme lui-même, s’était pourvu en appel d’une peine de longue durée, infligée également pour NS-Sachen (crimes nazis). Mais même à ce compagnon, il avait témoigné fort peu d’intérêt (puisque au lendemain de la mort de Stangl, quand je fis demander à ce prisonnier s’il accepterait de me parler de Stangl, il me fit répondre qu’il « savait très peu de chose de lui, qu’il lui avait très rarement parlé et pensait ne pouvoir être d’aucune utilité »).
Après avoir pris des photos à l’intérieur de la cellule, et devant la porte, en nous rendant au parloir, nous avons croisé plusieurs équipes de travail. Quelques-uns de ces hommes ont agité leurs balais et leur matériel en nous lançant des remarques facétieuses ou offensantes. « Pourquoi vous ne prenez pas des photos dans le merdier où nous autres on vit ? Ça serait instructif pour les bons citoyens. » – « Combien vous payez pour photographier les gens ? Je suis prêt à poser tant que vous voudrez. » L’un d’eux murmura entre ses dents sur mon passage : « Pour avoir sa photo dans le journal, faut massacrer un demi-million de Juifs, c’est clair. » D’autres interpellaient Stangl avec de gros éclats de rire : « Eh ! t’avais l’air d’un seigneur, t’étais chic ? élégant ? – « Faut les faire cracher ces journalistes, c’est des nababs. » – « Vous allez prendre votre caviar et votre Champagne maintenant ? Vous m’en garderez ? »
Il était curieux de voir l’air hautain dont il faisait montre habituellement avec quelques-uns au moins des gardiens – les plus jeunes – céder la place à un air de camaraderie un peu forcée et presque insinuante, provoqué – on le sentait tout de suite – par un mélange de peur et le besoin de contact ; toujours est-il que lorsque nous sommes arrivés au parloir, il y avait sur son visage un sourire stéréotypé, à la fois si crispé et si voulu qu’il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver son expression normale.
Ce jour-là, à la fin d’un entretien qui avait duré sept heures, nous avons pu retrouver et même approfondir notre communication initiale. Il m’avait demandé de nouveau – sur un ton un peu différent – pourquoi je n’étais pas revenue plus tôt, je m’étais expliquée et je lui avais lu, en le traduisant à mesure, une bonne partie du brouillon déjà écrit. Je retraçais en particulier – et sans la moindre concession – tout ce qu’il avait pu me dire sur les points névralgiques de sa vie : ses parents, sa femme, ses enfants, le Programme d’euthanasie, Sobibor et Treblinka. Il est revenu très volontiers sur nombre de détails que je soulevais et a vite oublié la présence du photographe qui cependant s’activait durant tout ce temps.
« Il y a tant à dire, tant d’autres choses dont il faudrait parler, dit-il cet après-midi-là. Je n’ai fait que réfléchir pendant que j’attendais votre retour. »
Quel qu’ait pu être mon intérêt professionnel, je jugeais important de ne pas arracher à cet homme plus qu’il ne voulait me dire, à force de le fatiguer ou d’argumenter. Pour que la totalité de ce qu’il avait à dire et peut-être à nous apprendre revêtît sa pleine validité et une valeur authentique, il fallait qu’il la donnât librement et dans l’entière possession de ses facultés.
Il tenait un livre qu’il avait apporté de sa cellule et, pour la premières fois depuis que je le connaissais, je vis ses mains trembler : « Pendant votre absence, cette femme est venue me voir, dit-il. Elle m’a fait dire qu’elle était de la Croix-Rouge et elle a demandé à me voir. J’ai dit : “Oui, pourquoi pas ?” Elle avait
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