Au Fond Des Ténèbres
dû rechercher des témoins étrangers qui étaient venus à mon procès et elle m’a apporté ce livre ; elle voulait que je le lise et que je lui fasse savoir ce que j’en pensais. Elle a dit que l’auteur, Janusz Korczak, âgé de vingt-huit ans quand il l’avait écrit, était un pédiatre de Varsovie très doué. Son vrai nom était Henryk Goldszmidt a-t-elle dit, quelque chose comme ça. Elle dit que peu de temps après avoir écrit ce livre, il avait abandonné son métier lucratif pour se consacrer entièrement aux enfants de l’orphelinat juif de Varsovie. Elle dit qu’il a été déporté à Treblinka avec ses deux cents orphelins – il avait soixante-quinze ans à cette époque – et qu’il y est mort avec eux. Elle m’a demandé : “Qu’est-ce que vous avez ressenti quand vous avez vu ces enfants ?” J’ai dit que je ne me rappelais pas avoir jamais vu un groupe de deux cents enfants. Elle a dit : “Vous devez vous en souvenir – vous ne pouvez pas avoir oublié deux cents enfants. Vous n’avez rien ressenti – comment avez-vous pu ne rien ressentir ?” Il avait l’air égaré. « J’y ai pensé et repensé, dit-il, mais je ne peux tout simplement pas me rappeler un groupe d’enfants comme ça – une école – un orphelinat… »
2
Samuel Rajzman, survivant de Treblinka qui habite Montréal m’a parlé de cette visiteuse qui avait amené Stangl à s’interroger sur les enfants. Allemande, femme remarquable, ayant travaillé de longues années à Düsseldorf pour l’Association « Juifs et Chrétiens » et pour la Croix-Rouge, chargée de s’occuper des survivants venus témoigner aux procès, Frau Kramer est devenue l’amie de nombreuses personnes qui n’auraient jamais imaginé pouvoir donner un jour ce titre à une Allemande.
Les Rajzman jouissent manifestement d’une position solide et prospère au Canada ; ils habitent, dans un quartier résidentiel de Montréal, une avenue ombragée, bordée d’anciennes maisons de pierre. Samuel, le seul des survivants de Treblinka qui soit venu témoigner à Nuremberg, puis au procès de Treblinka en Pologne, et par la suite, aux procès de Treblinka et de Stangl à Düsseldorf, dirige une entreprise de bois et charpentes en plein essor, de son bureau situé dans l’appartement de Montréal. Sa femme et lui forment un couple paisible et plein de gentillesse ; ils se sont rencontrés après la guerre, qui leur avait pris à chacun tous ceux qu’ils aimaient. L’histoire que Rajzman m’a racontée de sa petite fille, illustre d’une façon obsédante l’impuissance qui fut celle des parents à protéger leurs enfants.
En juillet 1942, sa première femme, sa petite fille de douze ans et lui vivaient dans le ghetto de Varsovie.
« Je savais ce qui allait arriver, dit-il, beaucoup le savaient mais la plupart préféraient faire comme s’ils ne savaient pas. J’étais au courant de façon certaine car, dix jours seulement avant ma propre capture [le 27 août 1942] un jeune homme appelé Friedmann était revenu de Treblinka, caché sous des tas de linge [82] . Son évasion avait été soigneusement organisée : il fallait que quelqu’un pût revenir pour nous porter la nouvelle ; nous avertir. Mais personne ne l’a cru. C’était parfaitement invraisemblable. Moi, je l’ai cru. » [Selon une autre source, le jeune homme adjura les Anciens du ghetto de le croire ; ceux-ci finirent par déclarer qu’il souffrait de surmenage et qu’on allait lui trouver une place dans la clinique du ghetto afin qu’il puisse se reposer. En fait, le Dr. Adam Czerniakow, président du Conseil des Juifs du ghetto de Varsovie s’était donné la mort un mois plus tôt quand le nombre des Juifs qu’il était chargé de rassembler pour être « recasés » était passé de 6 000 à 7 000 par jour. Pour répondre aux terribles critiques posthumes qui ont été adressées aux responsables du Conseil du ghetto, il faut, je crois, se demander quelle autre issue leur était laissée que de rejeter la réalité.] « Ma femme et moi n’avions qu’une pensée, dit Samuel Rajzman : cacher notre petite fille. Dans la rue où se trouvait l’usine où nous travaillions, il y avait une cave, et dans cette cave, une soute à charbon. Nous avons pris une vingtaine d’enfants, nous les y avons cachés et nous avons fermé la porte à clef. Nous-mêmes étions considérés par les Allemands comme travailleurs indispensables,
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