Au Fond Des Ténèbres
tranquillement, rien qu’avec les miens autour de moi. »
Vous avez dit précédemment que vous saviez qu’un jour vous auriez à répondre à des questions sur cette période en Pologne. Puisque vous le saviez, pourquoi n’avoir pas fait face ? Pourquoi avoir fui ?
« Je suis un vieux policier. Je sais par expérience que les premiers moments ne sont pas les bons. Mais vous savez, au Brésil, je ne me suis jamais caché. Dès le début j’ai vécu et travaillé là-bas sous mon nom. Je me suis inscrit au consulat autrichien – d’abord sous le nom de Paul Franz Stangl parce que mes papiers étaient ainsi rédigés. Plus tard, quand il m’a fallu demander en Autriche par l’intermédiaire du consulat une copie de mon extrait de naissance, j’ai fait la rectification et j’ai été inscrit comme Franz P. Stangl. N’importe qui pouvait me trouver. »
Est-ce que des gens – des amis que vous vous étiez faits à São Paulo – connaissaient votre passé ?
« L’occasion d’en parler ne s’est jamais présentée. »
Mais toutes ces années durant, vous ne vous en êtes entretenu avec personne ? Votre femme ? Un prêtre ? un ami intime ?
« Ma femme et moi nous en parlions un peu de temps en temps ; mais pas comme nous maintenant. Je n’ai jamais parlé ainsi avec personne. »
Vos enfants savaient ?
Son visage est devenu écarlate ; c’était la seconde fois que je le voyais marquer une réelle colère devant une question (la première fois c’était lorsque je lui avais demandé, concernant sa conduite à Treblinka, s’il ne lui aurait pas été possible d’exécuter un peu moins bien son travail afin de marquer son opposition. « Tout ce que je faisais de ma libre volonté, je le faisais le mieux possible, avait-il répondu. C’est comme ça que je suis. »
« Mes enfants croient en moi », répliqua-t-il cette fois.
Les jeunes du monde entier mettent en question les opinions de leurs parents. Prétendez-vous que vos enfants savaient à quoi vous aviez été mêlé mais ne vous ont jamais interrogé ?
« Ils… ils… mes enfants croient en moi, répéta-t-il. Ma famille me soutient. » Et il se mit à pleurer.
Renate, la seconde fille de Stangl et la plus jeune des deux fillettes qui avaient passé leurs vacances à cinq kilomètres de Sobibor en 1942, est svelte et blonde ; son visage fragile et délicat lui donnait l’air beaucoup plus jeune que ses trente-trois ans, quand je l’ai rencontrée. « C’était le meilleur des pères, dit-elle. On ne pouvait pas avoir de meilleur ami. » Elle me ramenait de São Bernardo do Campo à São Paulo tard dans la nuit, sous la pluie.
Je savais qu’aucune des filles de Stangl n’avait vraiment envie de parler de ces choses – et comme je suis foncièrement convaincue qu’aucun enfant ne peut être tenu pour responsable des actions (ou des non-actions) de ses parents, je n’entendais pas insister auprès d’elle. Le peu que Renate a dit, en faisant un effort énorme, elle l’a dit volontairement.
« Tout ce que je peux dire, expliqua-t-elle, comme dans un souffle, cette nuit-là dans la voiture, c’est que j’ai lu ce qui a été écrit sur mon père. Mais rien – rien au monde – ne me persuadera qu’il ait jamais rien pu faire de mal. Je sais que ce n’est pas logique ; je sais tout ce qui s’est dit au procès ; et je sais maintenant ce qu’il vous a dit à vous. Mais c’était mon père. Il me comprenait. Il a été à mes côtés dans mes plus mauvais moments et, quand j’ai cru que ma vie était ruinée, il m’a sauvée. Il m’a dit une fois : “Rappelle-toi, rappelle-toi toujours, si jamais tu as besoin d’aide, j’irai au bout du monde pour toi.” Eh bien, quand il est mort à Düsseldorf, je venais d’être opérée, mais j’ai décidé que ce serait moi qui prendrais l’avion pour le ramener au Brésil – près de nous – pour y être enterré. Moi aussi j’irai au bout du monde pour lui – aller en Allemagne, c’était cela, pour moi. J’espère qu’il le sait là où il est maintenant. Je l’aime – je l’aimerai toujours. »
Gitta, l’aînée des filles, d’une santé très fragile, est le seul membre de la famille Stangl qui ne se soit pas senti la force d’affronter l’épreuve d’une conversation avec moi, tout en se montrant courtoise et gentille chaque fois qu’on avait l’occasion de se parler au téléphone. Elle souffrait d’une de ces
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