Au Fond Des Ténèbres
conditions, j’avais du mal à comprendre comment ils avaient pu la construire avec des moyens aussi limités. Elle m’a répondu : « L’avocat de Mercedes-Benz était le Dr. Jairo. Il a établi pour moi l’acte d’achat du terrain, et un notaire officiel, Senhor Joaquim m’a aidée pour l’enregistrement du titre de propriété. J’ai tous les papiers et tous les reçus de l’entrepreneur, etc., et les quittances de Mercedes pour la restitution du prêt. Tout est à votre disposition ; vous pourrez comparer avec mes bulletins de salaire. »]
« Nous avons construit très, lentement, dit-elle. C’était fait par des professionnels mais j’ai tout obtenu un peu moins cher grâce à Mercedes. C’est moi qui ai tout payé – Paul ne voulait pas déménager, il était contre – pour finir, quand nous avons déménagé en 1965, il a quand même acheté une voiture. J’avais fait d’innombrables heures supplémentaires – des nuits entières – mais quand nous avons déménagé, nous n’avions pas un centavo de dette. Et j’étais heureuse comme je ne l’avais jamais été, parce que je sentais que c’était vraiment ma création, le don que je faisais à la famille. »
(La maison de deux étages de Brooklin, à Frei Gaspar, se dresse derrière une grille en fer forgé, au-dessus d’un petit jardin en terrasse tout fleuri. Il y a un garage pour deux voitures au niveau de la rue, de grandes baies panoramiques et l’ensemble, avec ses lignes modernes, très nettes, de style Scandinave, ne déparerait pas dans n’importe quel ensemble moderne d’Europe ou des États-Unis. C’est là que Stangl devait être arrêté ; à la suite de quoi la famille a regagné la petite maison de São Bernardo qui avait été louée. La maison de Brooklin dont la valeur s’est considérablement accrue est louée depuis lors à un prix très avantageux à des familles de diplomates [142] « Ç’a été pour nous une très bonne période ; tous les enfants réussissaient ; Gitta, qui avait fait un mariage heureux, habitait dans sa nouvelle maison à São Bernardo [elle allait avoir un bébé] ; Renate [qui devait divorcer par la suite] et sa plus jeune sœur travaillaient toutes deux aussi chez Volkswagen – tout le monde avait un bon métier et gagnait bien et moi je m’occupais d’eux : j’adorais ça. Dans la nouvelle maison, il ne manquait rien : belle cuisine, beau salon et naturellement le jardin qu’Isolde et moi avions semé. Le terrible passé était, sinon oublié, du moins refoulé ; nous en parlions rarement, très rarement. Quand il m’arrivait d’effleurer le sujet, Paul disait avec lassitude : “Tu vas encore recommencer là-dessus ?” Et je me taisais. Après tout moi aussi je ne voulais plus y penser.
« J’avais si mal pour tous ceux qui avaient été tués, mais je continuais à rationaliser, je le sais maintenant. Je me disais : ces hommes ont été tués dans les camps comme des soldats à la guerre. On les a tués – me répétais-je – à cause de la guerre. Oh ! tout au fond de moi, je savais qu’il n’en était pas ainsi. Mais c’est comme ça que je rationalisais pour moi-même. Je n’ai jamais, jamais osé penser qu’on avait tué aussi des femmes et des enfants. Je ne lui ai jamais posé de questions là-dessus et il ne m’en a jamais parlé. [Et elle a dû tout simplement détourner sa pensée lorsque ces faits se trouvaient mentionnés – ils l’étaient souvent – dans la presse brésilienne comme dans la presse allemande.] C’était, je le sais maintenant, une façon de penser illogique, mais cela vient de ce que c’est ainsi que j’avais envie, que j’avais besoin de penser, qu’il me fallait penser pour conserver notre existence familiale et si vous voulez – car cela aussi je le savais maintenant pour conserver ma raison.
« Paul était un père incroyablement bon et tendre. Il jouait avec les enfants pendant des heures. Il leur confectionnait des poupées, les aidait à les habiller. Il les suivait dans leur travail ; il leur apprenait un tas de choses. Elles l’adoraient – toutes les trois. Pour elles, il était sacré. »
3
Quand la guerre a été terminée , avais-je demandé à Franz Stangl en Allemagne, que souhaitiez-vous faire ?
« Je ne pouvais pas penser à autre chose, dit-il, qu’au roman de Knut Hamsun Segen der Erde [143] . C’était tout ce que je voulais ; repartir à zéro, proprement,
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