Au Fond Des Ténèbres
politiques… et cette « légalité » elle-même n’était qu’une pseudo-légalité. L’ordre du Führer qui déclencha la mise en train du programme n’a jamais été entériné par le ministère de la Justice qui, en fait, et dans les limites imposées par la peur des conséquences chez les membres de cette administration, s’opposèrent jusqu’au bout à l’ordre de Hitler en invoquant « l’inconstitutionnalité ».
Les planificateurs et les ordonnateurs de ces « programmes » étaient naturellement, en majeure partie, des fonctionnaires qui travaillaient dans des bureaux à des centaines de kilomètres du lieu où leurs idées et leurs ordres étaient exécutés. Durant les premières années décisives de 1938 et 1939, ils ont été physiquement, et donc psychologiquement, très éloignés de l’affreuse réalité de leurs activités. Il leur était donc possible de se convaincre – ainsi que devaient le proclamer tous les survivants appelés à témoigner dans les procès –, qu’ils n’avaient rien fait d’autre qu’administrer les « services de la Santé publique » et qu’ils n’avaient rien eu à voir avec violence et les horreurs.
Il en allait tout autrement de ceux qui étaient impliqués dans l’action.
Lorsque Stangl, dans ses entretiens avec moi, en vint à parler de son transfert au service du Programme d’euthanasie, je perçus, pour la première fois, un changement inquiétant sur tout son visage : celui-ci se durcit et s’affaissa à la fois, il se couvrit de sueur, tandis que les veines ressortaient et que les plis du front et des joues se creusaient. La même métamorphose allait se reproduire dans les jours et les semaines qui suivraient, chaque fois qu’il aborderait une nouvelle et terrible phase de sa vie.
« Le Kriminalrath Werner dit que la Russie et l’Amérique avaient toutes deux, depuis de longues années, institué l’euthanasie – meurtre miséricordieux – pour les êtres affligés de folie ou de monstruosité. Il dit qu’une loi analogue allait être très prochainement promulguée en Allemagne, comme dans tout le monde civilisé. Mais, afin de ménager la sensibilité de la population, nous avions l’intention d’agir très progressivement et seulement après une ample préparation psychologique. En attendant, néanmoins, cette tâche délicate avait déjà été entreprise, sous le couvert d’un secret absolu. Il expliqua que seuls étaient concernés les malades qui, après un examen méticuleux – une série de quatre tests contrôlés par deux docteurs au moins – s’avéraient absolument incurables. De telle sorte, m’assura-t-il, qu’une mort tout à fait indolore représentait une véritable libération au regard d’une vie le plus souvent intolérable [9] »
Quelle a été votre première réaction, votre première pensée en entendant les paroles du Dr. Werner ?
« Je… J’ai été sans voix. J’ai fini par dire que je n’étais pas très sûr d’être qualifié pour ce poste. Il s’est montré très amical, plein de sympathie, voyez-vous, quand j’ai eu parlé. Il m’a dit qu’il s’attendait bien à cette première réaction, mais que je devais considérer que le fait qu’on me le proposait était une preuve de la confiance exceptionnelle qu’on m’accordait. C’était une tâche très délicate – on le savait parfaitement – mais je n’aurais personnellement rien à voir avec l’acte lui-même : c’était uniquement l’affaire des médecins et des infirmières. Je ne serais responsable, pour ma part, que d’assurer l’ordre et la légalité. »
A-t-il précisé ce qu’il appelait l’ordre et la légalité ?
« Oui. Je devais assurer le maximum de garanties et de sécurité. Mais, de la façon dont il m’a présenté les choses, ma tâche principale devait être de vérifier que toutes les règles de précaution concernant le choix des malades avaient été suivies à la lettre. »
Mais d’après ce que vous me dites, ce n’était pas véritablement un ordre. On vous laissait le choix. Votre première réaction d’horreur était juste. Qu’est-ce qui vous a amené à accepter ?
« Il a mentionné à plusieurs reprises au cours de l’entretien – comme incidemment – qu’il savait que je n’étais pas très heureux à Linz. Il a parlé aussi de cette action disciplinaire qui pesait sur ma tête. Naturellement, il y serait mis fin si j’acceptais ce
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