Au Fond Des Ténèbres
vous voyiez fréquemment votre femme : elle a bien dû se rendre compte que vous étiez très tendu. Cela devait apparaître de quelque façon. Elle ne vous a jamais demandé ce que vous faisiez ? C’est curieux de la part d’une épouse, vous ne trouvez pas ?
« Elle me l’a demandé, mais incidemment. Elle savait que je ne pouvais pas parler des affaires de service à la maison. »
Vous croyez que les malades de Hartheim savaient ce qui les attendait ?
« Non, répliqua-t-il sur-le-champ, avec assurance. Ça fonctionnait comme un hôpital, vous comprenez. Après leur arrivée, ils subissaient un nouvel examen. On prenait leur température et tout… »
Pourquoi prendre la température de malades mentaux ?
« Je ne sais pas, mais ça se faisait. Il y avait deux tables dans une espèce de hall où les malades étaient conduits à leur arrivée. La table des docteurs et celle des infirmiers. Et on examinait chaque arrivant. »
Longuement ?
« Oh ! Ça dépendait. Les uns juste une minute, d’autres un peu plus. »
On raconte que des malades ont essayé de s’enfuir et qu’ils ont été pourchassés dans les couloirs par les infirmiers et les gardes.
« Je ne pense pas que pareille chose soit jamais arrivée, dit-il d’un ton sincèrement surpris. Moi je n’en ai jamais tendu parler. Wirth lui-même, vous savez, disait : “Il ne faut pas que ces gens se rendent compte qu’ils vont mourir. Il faut qu’ils se sentent tranquilles. On ne doit rien faire pour les effrayer”. »
Y avait-il des dortoirs ? Est-ce qu’il y en avait qui restait la nuit ou plus ?
« Oh ! non, jamais. »
Le fait que les malades n’étaient envoyés dans ces instituts pour y mourir m’a été confirmé par Franz Suchomel. Allemand des Sudètes, mobilisé dans la SS – il ne sait pas pourquoi, à l’en croire (Dieter Allers devait me donner plus de détails par la suite sur la méthode de recrutement pour T4), il fut d’abord envoyé à l’« institut » d’Hadamar comme assistant au laboratoire de photographie. C’est du moins ce qu’il a déclaré lors de notre première rencontre ; plus tard, dans une des lettres qu’il m’écrivit en réponse à des questions complémentaires, il a donné une autre version, disant qu’il avait été affecté à T4 à Berlin. [La vérité est qu’il travailla dans ces deux endroits.] « Les instituts, a-t-il dit, étaient désignés par des lettres de A à F. Hartheim, C ; Hadamar, E ; Sonnenstein, qu’on appelait aussi die Sonne [19] , F. On m’a donné une chambre noire pour y développer, m’a-t-on dit, des photos pour les archives. Dans les quatre instituts où les malades étaient gazés, ils ne séjournaient pas plus de quelques heures. Aucun d’eux, c’est certain, n’en est jamais sorti. » (Il existait en fait six endroits où pouvait avoir lieu l’opération, mais quatre seulement pouvaient fonctionner à la fois. Sans compter les onze hôpitaux « spéciaux » où les enfants étaient « endormis » par piqûres.)
À notre première rencontre, Suchomel me dit qu’à Hadamar le bureau du psychiatre, le professeur Heyde, était attenant à la chambre noire. Heyde, qui a été condamné à mort par contumace en 1946 par un tribunal allemand, avait pu s’échapper et il continua à pratiquer en Allemagne à Flensburg, sous le nom de Sawade, jusqu’au moment où il se rendit en 1959. Il devait se suicider d’une façon plutôt mystérieuse : on le trouva étendu par terre, étranglé par un lacet relié aux tuyaux du chauffage central de la prison de Limburg en 1963. Selon Suchomel « c’était lui le cerveau de l’affaire, et qui organisa tout ». Et, dans une des lettres suivantes, il écrit : « Heide (sic) avait à Tiergartenstrasse 4 un appartement attenant à mon bureau. C’était le grand expert en matière de « mort miséricordieuse ». Il n’habitait son appartement que lorsqu’il était en mission officielle à Berlin. On m’a dit qu’il faisait autorité dans sa partie… Je sais qu’il y avait à Strasbourg un institut de recherche sur les maladies mentales ; peut-être le dirigeait-il. C’est là qu’étaient envoyés pour la recherche les cerveaux des malades sélectionnés. » Dieter Allers, de son côté, s’étendit beaucoup sur les objectifs scientifiques du Programme d’euthanasie. « On s’est complètement mépris ; on interprète toujours très mal tout cela aujourd’hui.
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