Au Pays Des Bayous
jeter l'interprète en prison.
Et cependant, Macé est bien informé. Sa petite amie indienne, Stelona, follement amoureuse de l'officier, lui a tout révélé. Elle tient à sauver son amant, même au prix de la perte du village de Pomme-Blanche par les siens. Comme toutes ses compagnes, elle sait que chaque guerrier indien, avant de s'engager sur le sentier de la guerre, doit confectionner vingt flèches. Or les dames Natchez ont vu leur mari à l'ouvrage et la mère de Grand-Soleil a découvert le stock de projectiles. Cette vieille femme est opposée au massacre des Français, dont elle a déjà pu évaluer, sur des membres de sa famille, la capacité de vengeance. Elle en a parlé avec son amie, Tattoed, qui a tout raconté à son amie Stelona, laquelle s'est empressée, au péril de sa vie, de prévenir le lieutenant Macé. Les flèches de Cupidon venant à bout de celles, plus meurtrières, des Natchez, quelle belle image nous eût léguée la petite Indienne ! Dans le panthéon franco-indien, la postérité eût rangé Stelona entre Atala, inspiratrice de Chateaubriand, et Pocahonta qui, en 1607, sauva de la torture le capitaine John Smith.
Si Etcheparre avait été moins stupide et moins présomptueux, le massacre eût pu, ce jour-là, être évité. Car le lieutenant Macé n'est pas seul à donner l'alerte. Au petit matin du 28 novembre, un concessionnaire du district, M. Kolly, dont les ursulines occupent la maison de ville à La Nouvelle-Orléans, vient avec son fils et son intendant, M. Longuay, réveiller une deuxième fois le commandant du fort. Ce dernier, qui en a assez d'être dérangé, fait mettre ses visiteurs aux fers !
Cette fois, Etcheparre n'a pas le loisir de se rendormir car Grand-Soleil en personne, suivi d'une joyeuse troupe de guerriers qui chantent le calumet, approche du fort, les bras chargés de présents. Le commandant, qui ironise sur les vaines mises en garde de ses subordonnés et des planteurs, reçoit la délégation en robe de chambre et accepte volaille, huile d'ours, peaux de castor et le blé d'allégeance promis par le chef de Pomme-Blanche. On fume le calumet, on danse, on boit, on rit et, pour confondre les diseurs de mauvaise aventure, Macé, Papin et les Kolly père et fils, Etcheparre ordonne que les prisonniers soient délivrés et viennent assister à l'émouvante manifestation d'amitié offerte par les Natchez. Or, pendant qu'un groupe d'Indiens assure le spectacle, d'autres se répandent dans le fort. Personne ne remarque qu'ils sont vingt-quatre, comme les soldats de la garnison. D'autres Natchez battent les alentours, prennent position au bord de la rivière, s'approchent de la demi-galère 12 arrivée la veille pleine de marchandises et qui doit emporter à La Nouvelle-Orléans les boucauts de tabac récoltés dans les concessions. Dans le même temps, les habitants, qui ignorent ce qui se trame, puisque les gens informés ont été jetés en prison par le commandant, voient arriver chez eux, tout miel et tout sourires, des Indiens qu'ils ont l'habitude de rencontrer. Les Natchez viennent, comme ils l'ont déjà fait, emprunter les fusils des Français pour aller chasser la dinde sauvage et le chevreuil dont ils offriront, au retour, les plus belles pièces comme loyer des armes. Les braves colons, sans méfiance, prêtent à leurs futurs assassins les fusils qui les tueront ! Car, dès que les guerriers indiens ont chacun sa cible en ligne de mire, le signal du massacre est donné. Dans le fort, les soldats tombent sans avoir eu le temps de comprendre ce qui se passe. Autour des palissades, dans toutes les habitations, les Natchez se déchaînent. Ils tuent au fusil, à la sagaie, à la hache, ouvrent le ventre des femmes enceintes, écrasent la tête des nouveau-nés, emmènent les esclaves noirs qui se montrent dociles, égorgent les autres, vident armoires et placards puis mettent parfois le feu. Grand-Soleil a exigé la mort de tous les hommes, de toutes les femmes qui feraient mine de résister, des bébés dont les cris importunent et dont personne ne veut. Assis sous le hangar de la Compagnie des Indes, le vieux chef jouit du bruit de la fusillade et attend qu'on lui apporte la tête du commandant Etcheparre, ce qui ne tarde pas. Tant que dure la boucherie, des guerriers viennent déposer au pied de Grand-Soleil des têtes de soldats, de planteurs, d'employés de la Compagnie. Le cacique dispose en cercle celles des officiers, puis les autres
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