Au Pays Des Bayous
parti, ni pour ni contre les pères [les jésuites et les capucins]. Il ne faut seulement que les maintenir chacun dans leurs droits parce que aussitôt qu'un parti se sent appuyé par la Compagnie il devient arrogant, ce que j'ai eu lieu de voir dans les missionnaires comme dans les laïques. Par exemple, que n'a-t-on pas écrit contre les mœurs du père Beaubois et des religieuses jusqu'à avoir dit que ces dames étaient toutes arrivées grosses. Cette calomnie toute gratuite n'a pas laissé d'être regardée comme une vérité par ceux qui ont tout fait pour mettre la désunion parmi ces religieuses. » Le gouverneur, dont tout le monde a reconnu qu'il était un brave homme, eut ce jour-là un certain mérite à défendre le jésuite. Ce dernier avait tenté, quelques jours plus tôt, de séduire la jolie camériste de Mme Périer… dans le confessionnal ! Mais n'assurait-on pas, à la même époque, que le fils et la fille de M. de La Chaise, famille qui semblait tenir pour les capucins contre les jésuites, étaient les auteurs des lettres anonymes qui circulaient en ville !
Nous ignorons si les propos malveillants tenus par les amis des capucins sur le jésuite Beaubois avaient tous une part de vérité, mais nous savons, en revanche, que l'affaire fit du bruit jusqu'à Lorient, même jusqu'à Versailles, et que le père Beaubois fut rappelé en France. La Chaise, voyant triompher les capucins, ce qui ne dut pas lui déplaire, put écrire, le 20 août 1729, à la direction de la Compagnie : « Depuis le départ de M. de Beaubois tout est plus tranquille ici. Il eût été à souhaiter qu'il n'y eût jamais mis les pieds et s'il y eût resté encore six mois il aurait immanquablement fait tomber ce grand ouvrage. » Tandis que le jésuite évincé voguait vers la France, on découvrit à La Nouvelle-Orléans qu'il laissait, entre autres souvenirs, une quantité de dettes !
Malgré toutes les difficultés, les intrigues ourdies par les uns ou les autres, les ragots, les médisances, les pressions morales exercées sur elles par des hommes d'Église qui dépréciaient d'une façon triviale les préceptes élémentaires de la foi chrétienne, les religieuses, sauf deux qui repassèrent en France, surmontèrent leurs craintes et leur dégoût, comme les y avait encouragées l'abbé Raguet. Elles assurèrent désormais, avec un parfait dévouement, le service de l'hôpital, créèrent un orphelinat alors ouvert à tous les enfants, sans distinction de race ou de croyance, s'intéressèrent au sort des femmes abandonnées et des prostituées, fondèrent un collège pour jeunes filles. Certaines sœurs, épistolières prolixes, entretinrent également une correspondance avec leurs parents. C'est à une ursuline, sœur Marie-Madeleine Hachard, que nous devons, grâce aux lettres qu'elle adressa à son père, un tableau plein de franchise et de couleurs de La Nouvelle-Orléans de 1728.
Nous apprenons ainsi, et avec un peu d'étonnement, qu'il y a autant « de magnificence et de politesse » en Louisiane qu'en France. Une chanson locale soutient que la ville a aussi bonne apparence que Paris, mais la religieuse suppose que l'auteur de ces couplets n'a jamais vu Paris ! Elle révèle que les étoffes galonnées d'or, le velours, le damas, les rubans sont communs « quoique trois fois plus chers qu'à Rouen » et que les Louisianaises se maquillent : « Les femmes portent, comme en France, du blanc, du rouge pour cacher les rides de leur visage et des mouches. » Si bien, commente la religieuse, qui semble y voir une relation de cause à effet, que « le démon possède ici un grand empire ». Elle découvre que la débauche règne et que, pour tenter de l'extirper, les autorités ont recours aux châtiments corporels les plus humiliants. « Les filles qui ont une mauvaise conduite sont surveillées de près et sévèrement punies. Attachées sur un chevalet, elles sont fouettées par tous les soldats du régiment qui garde notre ville. En dépit de tout cela il y a plus qu'il ne faudrait de ces femmes pour remplir un refuge. » Les voleurs blancs, indiens ou noirs sont pendus, à moins qu'on ne leur brise les os sur la roue.
En ce qui concerne la nourriture, on semble avoir oublié les disettes qui furent si longtemps une des plaies de la colonie. Le pain fait de blé d'Inde ou de Turquie [maïs] coûte dix sols la livre, les œufs quarante-cinq sols la douzaine, le lait quatorze sols le pot.
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