Au Pays Des Bayous
qui s'étaient relayés pour conduire sa pirogue de l'habitation de la Terre-Blanche, au pays des Natchez, jusqu'à La Nouvelle-Orléans, le fonctionnaire se rendit chez le gouverneur Périer pour donner des détails sur cette hécatombe. L'affaire, même si on ne l'admit pas tout de suite, avait eu pour origine l'arrogance, la brutalité et la cupidité du commandant du fort Rosalie, M. d'Etcheparre. Ce tyranneau local aurait déjà dû être sanctionné pour ses façons autoritaires et injustes, qui scandalisaient aussi bien les Blancs que les Indiens. Quelques mois plus tôt, traduit devant le Conseil supérieur de la colonie à l'instigation de quelques habitants du pays des Natchez, il n'avait été maintenu dans ses fonctions que sur intervention du gouverneur Périer, trop indulgent en la circonstance.
Plus faraud et plus impertinent que jamais, le major avait aussitôt projeté, en retrouvant ses quartiers dans la région où prospéraient de nombreuses plantations de maïs, de patates douces, de tabac et de beaux vergers, de s'attribuer un domaine à sa convenance. Ayant étudié les lieux, il avait jeté son dévolu sur le tranquille village indien de Pomme-Blanche et intimé l'ordre aux habitants de déguerpir avant que la pleine lune se soit montrée deux fois. La petite agglomération, située au bord d'une rivière, au nord du grand village des Natchez, comptait quatre-vingts cabanes habitées par de bons cultivateurs. Dans un premier temps, les Indiens, dont les ancêtres avaient toujours occupé l'endroit, ne s'étaient pas laissé impressionner. Etcheparre ayant menacé de les expulser manu militari , leur chef avait cependant dû négocier, afin d'obtenir un délai jusqu'à ce que la récolte de blé soit engrangée. Le commandant accepterait, en gage de soumission, cent cinquante livres de grain plus une volaille. Etcheparre, certain d'avoir dompté les Natchez, accepta cette formule sans comprendre qu'il s'agissait d'une manœuvre dilatoire de la part des Indiens. Ces derniers, réunis en conseil, décidèrent à l'unanimité d'en finir avec leur persécuteur et, par la même occasion, de se débarrasser de tous les Français qui s'étaient approprié les terres les plus fertiles de la région. Passant à l'organisation du complot, ils envoyèrent secrètement des émissaires dans toutes les tribus dont les chefs reçurent, en guise de calendrier, un faisceau constitué par un certain nombre de bûchettes, « lequel marquerait la quantité de jours qu'il y avait à attendre jusqu'à celui auquel tous devraient frapper tous les Français à la fois ». Chaque chef tirerait tous les matins une bûchette du paquet, la casserait et, quand il n'en resterait plus, attaquerait avec ses guerriers les objectifs fixés par les gens de Pomme-Blanche. On avait même prévu que les alliés Chacta formeraient des commandos qui s'en iraient à Biloxi, à Mobile et jusqu'à La Nouvelle-Orléans pour exécuter les colons et s'emparer de leurs femmes et de leurs esclaves. Seuls les Chicassa avaient refusé de se lancer dans une aventure dont l'issue leur paraissait incertaine. Ils avaient cependant promis de garder le secret… et de recueillir les blessés !
Grand-Soleil, chef suprême des Natchez, se souvenait de la punition autrefois infligée aux siens par Bienville après l'assassinat de quelques Canadiens. Informé du complot, il avait accepté de participer à l'action en offrant, le 27 novembre, un grand dîner au commandant du fort Rosalie. Accompagné de son état-major et du garde-magasin Ricard, Etcheparre s'était rendu à l'invitation. Toute la nuit on avait festoyé, bu de l'eau-de-vie, caressé les jeunes Indiennes, avant de regagner le fort, constitué par une simple palissade couverte, surtout destinée à protéger de la pluie les précieuses presses à tabac !
En ce 28 novembre, le jour qui va se lever est celui choisi par les distributeurs de bûchettes. Mais il existe un antidote à la fatalité. À l'aube, le lieutenant Macé, accompagné de l'interprète Papin, vient tirer Etcheparre du sommeil pour l'avertir que Grand-Soleil est un traître et qu'il a donné ordre à ses guerriers d'égorger tous les Français. L'officier est fort mal reçu par son commandant. Aboyant d'une voix pâteuse, Etcheparre envoie son second prendre les arrêts pour s'être permis de réveiller un homme qui s'est couché à trois heures de la nuit. Avant de regagner son lit, le commandant fait aussi
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