Au Pays Des Bayous
On mange du bœuf à bosse [bison], de la venaison de cervidé, de la dinde sauvage, de l'oie. Lièvres, canards, sarcelles, faisans, perdrix, cailles « et autres volailles » abondent. Quant aux poissons, barbues, raies, carpes, salmonidés, ils sont « monstrueux ». Les légumes ne manquent pas, et l'on trouve à satiété pois et fèves sauvages, melons d'eau, patates douces et des giraumons, sortes de citrouilles que l'on peut manger crues ou cuites. On déguste au petit déjeuner du chocolat, du riz au lait, du café, et la sagamité, bouillie de blé d'Inde enrichie de beurre, de graisse, parfois de lard, passe pour un mets très apprécié. Les grains du raisin sauvage, plus gros que ceux du raisin français et à peau plus épaisse, sont servis dans un plat comme les prunes. Les pommes, semblables aux reinettes grises de France, sont délicieuses. Pêches, grenades, citrons, figues, noisettes, amandes, noix d'acajou [sic] , fournissent les desserts. On prépare au couvent une excellente gelée de mûre.
Bien que trop exigus, les locaux, que fréquentent vingt-cinq élèves externes, abritent aussi, en mai 1728, vingt-quatre pensionnaires, dont huit filles noires qui s'instruisent aisément.
Les ursulines bénéficient d'un relatif confort domestique, dans une des plus belles maisons de la ville. Les fenêtres n'ont pas de vitres mais une toile fine et claire est tendue sur les châssis, ce qui protège des agressions nocturnes des maringouins, des « frappe-d'abord », des « bibets » et d'une foule d'autres mouches piquantes. Les religieuses sont assistées par des esclaves noirs quelles n'ont, apparemment, pas su s'attacher. Sur les huit que les autorités leur avaient attribués, deux se sont enfuis le jour même où il s'en est évadé quatorze ou quinze de la plantation de la Compagnie des Indes. Cela ressemble fort à une opération concertée et démontre que les esclaves prenaient tous les risques pour retrouver leur liberté dans un pays dont ils ignoraient la topographie. Les religieuses n'ont finalement gardé « qu'une belle négresse » pour les servir et ont envoyé leurs autres esclaves cultiver le potager d'un petit domaine qu'on leur a concédé, à une lieue de la ville. Le père Beaubois, leur ancien confesseur, n'avait pas eu plus de chance avec les Noirs. Sa domesticité avait été décimée « par un seul coup de vent du nord » qui avait tué neuf esclaves, ce qui avait causé au jésuite une perte regrettable de neuf mille livres !
Telle était l'atmosphère de la ville coloniale quand on apprit, au printemps 1729, la mort de John Law. Le banquier s'était éteint le 21 mars à Venise, terrassé par une pneumonie contractée lors d'une promenade en gondole. Un mois plus tard, il aurait fêté, avec sa femme et sa fille qui l'avaient accompagné dans l'exil, son cinquante-huitième anniversaire. Depuis la ruine de sa banque, il avait vécu à Bruxelles, en Allemagne, au Tyrol, en Italie. On avait partout toléré sa présence à condition qu'il ne se mêlât point de finance. Tous les princes d'Europe connaissaient sa réputation. Ils condamnaient ses idées, qui étaient bonnes, et pratiquaient souvent ses méthodes, qui étaient mauvaises. La Louisiane lui devait son lancement dans l'opinion et son peuplement, même si les moyens utilisés avaient été contestables et malgré tout ce qu'avait encore de factice la prospérité de la colonie. Saint-Simon lui consacra, dans ses Mémoires , une brève oraison funèbre : « C'était un homme doux, bon, respectueux, que l'excès de crédit n'avait point gâté et [dont] le maintien, l'équipage, la table ne purent scandaliser personne […]. Son Mississipi, il en fut la dupe et crut de bonne foi faire de grands et riches établissements en Amérique. » Quand les héritiers firent les comptes de l'Écossais, ils ne trouvèrent que des dettes. Celles-ci constituent souvent le seul legs des financiers téméraires.
Personne n'évoquait plus la mémoire de John Law à La Nouvelle-Orléans quand survint, à l'automne, une tragédie qui allait remplir d'un seul coup l'orphelinat des ursulines.
Massacre au pays des Natchez
Le 2 décembre 1729, un inspecteur des tabacs, épuisé de fatigue, apporta en ville une fort mauvaise nouvelle. Les Indiens Natchez, sans la moindre provocation, avaient massacré, le 28 novembre, plus de deux cent cinquante Français établis autour du fort Rosalie. Accompagné de trois Noirs
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