Au Pays Des Bayous
successivement informés par l'ambassadeur d'Espagne et par un envoyé secret du capitaine Aubry, M. de La Perlière. L'audience accordée par Choiseul, plus heureux d'avoir annexé la Corse, après la Lorraine, que de se voir restituer la Louisiane, fut brève. Il refusa de conduire les envoyés de la révolution chez le roi, qui n'avait aucune envie de les entendre. Louis XV, tout à ses amours avec la comtesse du Barry et qui s'apprêtait à suspendre le monopole et les privilèges de la Compagnie des Indes, ne voulait plus entendre parler ni de la Louisiane ni de ses turbulents habitants. Son cousin Catholique, le roi d'Espagne, n'avait qu'à prendre soin de son empire colonial !
Ce refus de la France de récupérer le territoire offert à l'Espagne en 1762 ne surprit qu'à demi les Louisianais. À La Nouvelle-Orléans, les chefs de la rébellion avaient imaginé une solution de rechange, qu'ils proposèrent aussitôt aux notables et aux habitants. Celle-ci constituait une étonnante innovation en matière de décolonisation et de système politique, puisqu'il s'agissait de fonder une république indépendante, qui eût été la première du continent américain !
Certains des promoteurs de ce projet inattendu, sur lequel nous disposons aujourd'hui encore de peu d'informations, avaient lu Jean-Jacques Rousseau, la Nouvelle Héloïse et Du contrat social , d'autres connaissaient des œuvres de Voltaire, le Traité sur la tolérance et le Dictionnaire philosophique . Les échos des désaccords, de plus en plus fréquents, entre le gouvernement britannique et les treize colonies anglaises, qui venaient de rejeter un impôt du timbre et une taxe sur le thé fixés par le Parlement de Londres, parvenaient jusqu'en Louisiane et incitaient les gens à concevoir une gestion semblable pour la colonie abandonnée.
Le Suisse Pierre Marquis, plus pragmatique, suggérait de prendre exemple sur le système en vigueur dans son pays d'origine, une confédération de cantons réunis dans la plus ancienne république d'Europe. Il présenta même à ses amis un brouillon de Constitution et proposa la composition d'un conseil de quarante membres, véritable parlement national. À l'enthousiasme mitigé des uns pour une forme inédite de gouvernement s'opposaient les réticences réalistes des autres. Ces derniers inspirèrent à un auteur anonyme un Mémoire contre les Républicains , que Denis Braud imprima comme il avait imprimé le manifeste des mécontents qui avait provoqué l'éviction de Ulloa. Les opposants au projet de république entendaient rester fidèles à la monarchie et trouvaient utopique l'idée d'une république indépendante de Louisiane. Leurs remarques ne manquaient pas de sagesse : « Le caractère distinctif des républiques est l'équité et l'autorité des mœurs dans tous les domaines. Dès que les républiques faiblirent en cette matière, la tyrannie les saisit et elles tombèrent sous le joug du despotisme. Pour former une république, il faut que l'État qui s'y dispose ait des ressources en lui-même et des alliés intéressés à ce changement pour pouvoir se soustraire à la domination tyrannique dont il veut se délivrer. Cette colonie n'a aucune monnaie ni aucun métal. Quelques-uns disent que l'on fera du papier mais peut-on dire sérieusement une pareille absurdité ! Que peut valoir ce papier, s'il n'y a pas, en quelque endroit, des fonds numéraires ou du métal pour répondre de la valeur du papier ; personne ne l'acceptera. »
On en était encore à discuter avec véhémence du meilleur gouvernement possible, pendant qu'à Madrid Charles III et son ministre Grimaldi prenaient des décisions qui allaient rapidement régler le sort de la république louisianaise. Sa Majesté Catholique n'avait pas admis qu'un groupe d'energumènes eût renvoyé, comme un valet, le plus savant et le plus lettré des gouverneurs coloniaux de la Couronne d'Espagne. Le roi convoqua le plus rude des mercenaires à son service, un gaillard qui lui avait sauvé la vie et qu'il venait de nommer lieutenant général de l'armée. Le souverain donna carte blanche à ce soldat pour remettre de l'ordre en Louisiane, faire justice et laver l'injure.
Alexander O'Reilly and McDowell, comte par la grâce de Charles III, est un baroudeur qui a réussi. Né à Dublin en 1725, il est entré, à l'âge tendre de dix ans, dans l'armée espagnole. Promu lieutenant pendant la guerre de Succession d'Autriche, il a
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