Au Pays Des Bayous
la Chambre de Conseil, le vingt-neuf octobre mil sept cent soixante-huit ». Pendant que l'on délibérait de l'expulsion du gouverneur, les Louisianais manifestaient sur la place d'Armes, pour appuyer les conseillers et prouver leur détermination. Aubry en rendit compte deux jours plus tard au duc de Praslin, ministre de la Marine : « Le samedi 29 octobre, jour du Conseil, il s'est trouvé, tant de la ville que de la campagne, près de neuf cents hommes armés, tous les officiers de milice à leur tête, avec un pavillon blanc qu'ils ont arboré sur une place, criant tous généralement “Vive la France” et qu'ils ne voulaient point d'autre roi, paraissant même disposés à faire craindre pour la vie des Espagnols, si on avait [sic] pas d'égard à leur démarche. Voyant qu'on ne reconnaissait plus l'autorité et que le peuple avait franchi les bornes du respect et de l'obéissance dus à leurs supérieurs, je priai M. de Ulloa, contre qui l'animosité était la plus grande, de se retirer dans la frégate espagnole. Je l'y ai accompagné moi-même avec Mme son épouse, enceinte, et un enfant de six mois […]. J'ai protesté contre l'arrêt du Conseil qui enjoint à M. de Ulloa de s'embarquer sous trois fois vingt-quatre heures pour aller rendre compte à S.M.C. de sa conduite », concluait le capitaine Aubry. Examinée par le Conseil, la protestation du cogouverneur français, qui traduisait la désapprobation de plusieurs notables, fut rejetée comme « nulle et non avenue ». L'officier, qui avait eu quotidiennement affaire à M. de Ulloa, s'était conduit en gentilhomme en épargnant toute injure au savant et à son épouse. Car les risques étaient bien réels pour les Espagnols. Aux insurgés s'étaient joints une centaine de colons allemands. Ces derniers ne cachaient pas leur colère contre le gouverneur, qui différait depuis plusieurs mois le paiement de leur blé réquisitionné pour nourrir les Acadiens sans ressources.
Le jour de la Toussaint, à quatre heures de l'après-midi, le César , frégate française louée par le gouverneur expulsé 14 , leva l'ancre, emportant vers La Havane M. de Ulloa, doña Francisca et leur bébé né sur une terre où tous avaient été indésirables. Arrivé à Cuba le 3 décembre, M. de Ulloa, dont l'amertume était grande, s'absorba dans la rédaction d'un long rapport destiné au marquis de Grimaldi. Après avoir vainement attendu, pendant plus de deux mois, des ordres de Madrid, il fut autorisé à rentrer en Espagne, où il arriva le 14 février 1769.
À La Nouvelle-Orléans, on avait fêté le départ du gouverneur comme une libération, ce qui était un peu déplacé. Les Louisianais, se croyant revenus dans le giron du roi de France, s'étaient livrés « à une manifestation qui offrait une grande ressemblance avec les cérémonies que l'on consacrait à Bacchus dans l'Antiquité ! » commenta un étranger de passage. Cette liberté reconquise, les Louisianais n'aspiraient qu'à l'offrir à Louis le Bien-Aimé.
Et pourquoi pas la république ?
Livrés à eux-mêmes, les habitants de La Nouvelle-Orléans se tournèrent vers les membres du Conseil supérieur, seule autorité en place avec le commissaire ordonnateur Foucault, un des meneurs de la rébellion victorieuse. Le capitaine Aubry, qui, aux yeux de certains, avait épousé la cause du gouverneur et qui usait encore de son autorité pour faire respecter les biens espagnols, notamment la frégate la Volante , dont un exalté avait coupé l'amarre afin de la voir dériver sur le fleuve, était tenu à l'écart. Les insurgés ayant décidé d'envoyer à Versailles deux délégués, Julien Le Sassier et Saintelette, le Conseil prit en charge les affaires courantes en attendant de connaître la réaction du roi de France et du duc de Praslin. Tandis que leurs représentants voguaient vers La Rochelle, les Louisianais se berçaient d'illusions neuves. Ils imaginaient Louis le Bien-Aimé ouvrant les bras avec émotion et gratitude à la colonie fidèle, qui s'était elle-même libérée, rétablissant les privilèges du commerce, honorant toutes les dettes accumulées et distribuant quelques cordons bleus du Saint-Esprit aux rebelles patriotes. Quand, au mois d'avril 1769, les délégués se présentèrent à Versailles, ils trouvèrent le duc de Choiseul, Premier ministre du roi, et le duc de Praslin, ministre de la Marine, très au fait des événements. Ces messieurs avaient été
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