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Au pied de l'oubli

Au pied de l'oubli

Titel: Au pied de l'oubli Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anne Tremblay
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l’épaule de Mathieu. Tu es le meilleur.
    Il n’y avait aucune jalousie dans les propos de Vincent. C’était une des
     qualités que Mathieu appréciait le plus chez Vincent. Il n’essayait pas de
     prouver quoi que ce soit à personne. Il était bien dans sa peau.
    — C’est si important, ce que nous préparons. Nous allons secouer cette société
     sclérosée.
    — Une deuxième bière ? demanda Vincent, qui n’avait guère le goût d’entendre de
     nouveau les discours idéalistes de Mathieu.
    — À la vitesse que tu bois, le seau va être vide avant que les autres
     arrivent.
    — Il fait tellement chaud ! La bouteille s’évapore le temps que je la débouche.
     J’ai une idée, on déménage la réunion au parc, proposa Vincent.
    — C’est impossible, soupira Mathieu.
    — On serait bien, à l’ombre des arbres.
    — Imagine le scandale. La police nous arrêterait pour attroupement !
    Mathieu desserra sa cravate et déboutonna le col de sachemise
     blanche. Avec véhémence, il reprit :
    — Des hommes qui font de la poésie, ce sont des fous dangereux, il faut les
     enfermer ! Leurs mœurs sont douteuses ! C’est trop pour les bourgeois de notre
     société. Ils ne comprennent pas l’importance de ce qu’on fait. S’ils savaient…
     Un jour, notre discours frappera haut et fort. On ne nous regardera plus jamais
     comme des tarés. Bientôt, tout le monde va entendre parler de nous !
    Découragé, Vincent leva les yeux au ciel. Et voilà, c’était reparti ! Mathieu
     était de glace et de feu. Effacé, solitaire, il pouvait soudain cracher cendres
     et flammes tel un volcan. Un drôle de mélange qui concourait à tenir les gens à
     distance. Vincent croyait bien être le seul vrai ami qu’il ait. Ils avaient fait
     connaissance à la librairie où Mathieu venait de se faire embaucher comme
     commis. Lui, il y travaillait déjà depuis plus d’un an. Le premier jour, Vincent
     avait pesté contre le mauvais tour du destin qui lui mettait un tel collet
     monté dans les pattes ! Le regard fuyant, cet homme cachait quelque
     chose. Bien décidé à garder le nouvel employé à l’œil, Vincent avait vaqué à ses
     tâches, la mine renfrognée. Au fond de la boutique traînait un vieux piano dont
     le propriétaire n’avait pas pris la peine de se débarrasser. Vincent rêvait
     d’une carrière de chansonnier. Après la fermeture, il restait à travailler des
     heures au piano, parfois tard dans la nuit. Ce qu’il composait racontait
     l’amour, la vie, la joie, l’espoir, avec des mots à lui, des mots simples. Un
     après-midi de tempête où pas un chat ne voulait mettre le nez dehors, encore
     moins un client, Mathieu s’était assis sur le banc du piano. Les yeux dans le
     vide, les mains sur les genoux, il se contentait de faire tourner le petit
     tabouret de bois rond. Vincent s’était dit que le nouveau aurait pu s’occuper,
     passer le balai, épousseter les rayons delivres, faire quelque
     chose, quoi ! Soudain, Mathieu s’était penché sur le clavier et avait enfoncé
     les touches, enchaînant les notes à une vitesse folle en une mélodie envoûtante,
     haletante. Vincent avait fermé les yeux et avait voyagé, pendant les quelques
     minutes qu’avait duré la prestation, dans un univers unique, rempli d’émotions à
     fleurs de peau... Le silence revenu, bouleversé, Vincent avait émis un long
     sifflement admiratif.
    — J’ai… je n’ai jamais entendu rien d’aussi beau… souffla-t-il. C’est de
     qui ?
    — De moi.
    Vincent avait compris que ce qu’il avait pris pour de l’arrogance chez le
     nouveau était en fait la singularité de l’âme d’un artiste qui se voit confiné
     dans le travail ennuyeux du commun des mortels. À partir de ce jour, Vincent
     avait incité Mathieu à laisser tomber ses réserves, à accepter l’amitié qu’il
     lui offrait... et à jouer du piano aussi souvent qu’il le désirait. La musique
     les avait réunis.
    — D’accord, d’accord, on oublie l’idée du parc. Allons au moins finir notre
     bière sur le balcon, proposa Vincent.
    Les deux hommes s’accotèrent sur la balustrade. Ils se contentèrent de boire en
     silence tout en regardant quelques passants déambuler sur la rue
     Saint-Denis.
    — Je ne comprends pas qu’une belle femme comme ta sœur ne soit pas mariée, dit
     Vincent.
    Mathieu cacha un soupir. Son ami allait le rendre fou à ne cesser de parler
     d’Yvette.

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