Au pied de l'oubli
l’épaule de Mathieu. Tu es le meilleur.
Il n’y avait aucune jalousie dans les propos de Vincent. C’était une des
qualités que Mathieu appréciait le plus chez Vincent. Il n’essayait pas de
prouver quoi que ce soit à personne. Il était bien dans sa peau.
— C’est si important, ce que nous préparons. Nous allons secouer cette société
sclérosée.
— Une deuxième bière ? demanda Vincent, qui n’avait guère le goût d’entendre de
nouveau les discours idéalistes de Mathieu.
— À la vitesse que tu bois, le seau va être vide avant que les autres
arrivent.
— Il fait tellement chaud ! La bouteille s’évapore le temps que je la débouche.
J’ai une idée, on déménage la réunion au parc, proposa Vincent.
— C’est impossible, soupira Mathieu.
— On serait bien, à l’ombre des arbres.
— Imagine le scandale. La police nous arrêterait pour attroupement !
Mathieu desserra sa cravate et déboutonna le col de sachemise
blanche. Avec véhémence, il reprit :
— Des hommes qui font de la poésie, ce sont des fous dangereux, il faut les
enfermer ! Leurs mœurs sont douteuses ! C’est trop pour les bourgeois de notre
société. Ils ne comprennent pas l’importance de ce qu’on fait. S’ils savaient…
Un jour, notre discours frappera haut et fort. On ne nous regardera plus jamais
comme des tarés. Bientôt, tout le monde va entendre parler de nous !
Découragé, Vincent leva les yeux au ciel. Et voilà, c’était reparti ! Mathieu
était de glace et de feu. Effacé, solitaire, il pouvait soudain cracher cendres
et flammes tel un volcan. Un drôle de mélange qui concourait à tenir les gens à
distance. Vincent croyait bien être le seul vrai ami qu’il ait. Ils avaient fait
connaissance à la librairie où Mathieu venait de se faire embaucher comme
commis. Lui, il y travaillait déjà depuis plus d’un an. Le premier jour, Vincent
avait pesté contre le mauvais tour du destin qui lui mettait un tel collet
monté dans les pattes ! Le regard fuyant, cet homme cachait quelque
chose. Bien décidé à garder le nouvel employé à l’œil, Vincent avait vaqué à ses
tâches, la mine renfrognée. Au fond de la boutique traînait un vieux piano dont
le propriétaire n’avait pas pris la peine de se débarrasser. Vincent rêvait
d’une carrière de chansonnier. Après la fermeture, il restait à travailler des
heures au piano, parfois tard dans la nuit. Ce qu’il composait racontait
l’amour, la vie, la joie, l’espoir, avec des mots à lui, des mots simples. Un
après-midi de tempête où pas un chat ne voulait mettre le nez dehors, encore
moins un client, Mathieu s’était assis sur le banc du piano. Les yeux dans le
vide, les mains sur les genoux, il se contentait de faire tourner le petit
tabouret de bois rond. Vincent s’était dit que le nouveau aurait pu s’occuper,
passer le balai, épousseter les rayons delivres, faire quelque
chose, quoi ! Soudain, Mathieu s’était penché sur le clavier et avait enfoncé
les touches, enchaînant les notes à une vitesse folle en une mélodie envoûtante,
haletante. Vincent avait fermé les yeux et avait voyagé, pendant les quelques
minutes qu’avait duré la prestation, dans un univers unique, rempli d’émotions à
fleurs de peau... Le silence revenu, bouleversé, Vincent avait émis un long
sifflement admiratif.
— J’ai… je n’ai jamais entendu rien d’aussi beau… souffla-t-il. C’est de
qui ?
— De moi.
Vincent avait compris que ce qu’il avait pris pour de l’arrogance chez le
nouveau était en fait la singularité de l’âme d’un artiste qui se voit confiné
dans le travail ennuyeux du commun des mortels. À partir de ce jour, Vincent
avait incité Mathieu à laisser tomber ses réserves, à accepter l’amitié qu’il
lui offrait... et à jouer du piano aussi souvent qu’il le désirait. La musique
les avait réunis.
— D’accord, d’accord, on oublie l’idée du parc. Allons au moins finir notre
bière sur le balcon, proposa Vincent.
Les deux hommes s’accotèrent sur la balustrade. Ils se contentèrent de boire en
silence tout en regardant quelques passants déambuler sur la rue
Saint-Denis.
— Je ne comprends pas qu’une belle femme comme ta sœur ne soit pas mariée, dit
Vincent.
Mathieu cacha un soupir. Son ami allait le rendre fou à ne cesser de parler
d’Yvette.
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