Au pied de l'oubli
abandonnant derrière elle
une vie de misère et surtout, un petit garçon, son fils Jean.
À Paris, sa sœur Laura l’avait retrouvée. Quand la religieuse avait découvert
l’existence de Jean et les conditions de vie minables dans lesquelles Yvette et
son fils vivaient, elle avait tout organisé pour leur retour à Montréal. Chère
Laura... Yvette espérait que l’Afrique appréciait la chance de l’avoir comme
missionnaire. Laura devait y faire le plus grand bien là-bas. Son unique sœur
lui manquait terriblement. Yvette en avait toujours voulu au Bon Dieu d’exiger
autant de sacrifices en son Nom. À la suite de la visite de Laura, Yvette avait
passé des nuits blanches à fumer cigarette sur cigarette, incapable de faire un
choix. Rester ou partir ? Elle tournait et retournait les différentes
possibilités, soupesant leurs conséquences. Comment pouvait-elle revenir au
Canada avec un fils illégitime ? Elle serait obligée d’aller le porter à
l’orphelinat. Cette idée lui était insoutenable. Demeurer en Europe ? Jean avait
droit à un avenir décent, avait droit de fréquenter l’école, d’avoir une
famille, de grandir sans avoir honte de quoi que ce soit, de manger à sa faim…
Il méritait mille fois mieux que ce taudis et cette mère indigne, impatiente,
intolérante, fatiguée, qui buvait et fumait trop… Qu’était-elle devenue ? Elle
ne voyait plus ce que la vie pouvait apporter de joie. Elle avait oublié le sens
du mot « bonheur ». Quelle douleur, quelle souffrance avait-elle ressenties !
Être prise au piège, sans porte de sortie. Laura avait raison. Depuis la
naissance de son fils, elle s’était mis la tête dans le sable. Elle nepouvait continuer sur cette voie. Peut-être ne lui restait-il
qu’à se rouler en boule et à attendre... attendre quoi à la fin ? Que
Paul-André, le père de Jean, se manifeste ? Qu’il arrive sur son cheval blanc,
qu’il la chausse d’un soulier de vair et proclame que Cendrillon, comme il la
surnommait, sera sa princesse pour la vie ? Paul-André était marié et Yvette ne
se faisait plus aucune illusion au sujet de son ancien gérant. Non, Yvette avait
eu beau réfléchir aux différentes solutions, aucune idée valable ne se
présentait... Elle était une brebis égarée qui avait commis le péché de la
chair. Elle était fautive. Paul-André, lui ? Il n’avait aucune responsabilité.
Il continuait à jouir de la vie, à profiter de sa femme, sans se préoccuper de
quoi que ce soit. Il avait probablement déjà couché avec d’autres jeunes
chanteuses naïves comme elle, les mettant enceintes, comme elle… Jean, comme
elle l’aimait... Pourtant, cet enfant était la source de tous ses ennuis. Il
était son boulet, sa prison, son tourment. Parce qu’elle était une mère
célibataire, la société la condamnait. Cette injustice transformait l’amour en
désolation, en amertume, en péché… Yvette ne voulait pas que son fils souffre.
La solution résidait peut-être dans le départ, le départ pour un monde
meilleur... Elle avait pris un couteau de cuisine, relevé les manches de sa robe
de nuit. Pendant un temps interminable, elle avait fixé ses poignets, là où une
simple petite veine bleue pouvait s’ouvrir sur le chemin de l’au-delà. Mais
quelle mère pouvait abandonner son fils ainsi derrière elle ? Comment le laisser
dans la misère quand, elle, elle connaîtrait la fin de ses souffrances ? Qui
s’en occuperait ? Qui le bercerait ? Elle devait l’emmener. Elle l’aimait assez
pour trouver le courage de…
Jamais elle ne se pardonnerait cet instant de folie où, hagarde, désespérée,
elle s’était avancée vers le divanmiteux sur lequel Jean
dormait. Elle avait pris un coussin et l’avait tenu juste au-dessus du visage de
son petit garçon... non, jamais elle ne se le pardonnerait. Retrouvant sa
lucidité, réalisant l’horreur qu’elle s’apprêtait à commettre, Yvette était
sortie en courant de l’appartement. Tambourinant à la porte de sa voisine de
palier, elle avait supplié madame Bizier de lui ouvrir.
— Par la Madone, que se passe-t-il ?
En larmes, Yvette répétait le prénom de son fils.
— Jean n’est pas malade, toujours !
Inquiète, la voisine avait traversé en face et était allée examiner l’enfant
qui dormait paisiblement. Visiblement, Jean ne souffrait de
Weitere Kostenlose Bücher