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Au pied de l'oubli

Au pied de l'oubli

Titel: Au pied de l'oubli Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anne Tremblay
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silencieux.
    — Vous voulez peut-être un autre café ? demanda Henriette.
    Georges se leva de son fauteuil.
    — Non, j’vas aller m’étendre un peu... pas pour dormir... un petit...
     repos.
    Discrètement, Henriette soupira. Elle se serait bien passée de l’épreuve de la
     couchette. Depuis trois ans que chaque fin de semaine, elle devait combler la
     nature de son mari. Docile, sans rien laisser paraître de sa lassitude, elle
     suivit son époux dans la chambre. La vie amenait toujours son lot de
     désagréments... Il fallait bien gagner son ciel !

    Prostré dans son lit, nu, Mathieu laissa le soir l’enrober de sa pénombre. Il
     ne se rappelait même pas avoir parcouru le trajet entre la librairie et son
     logement. Arrivé chez lui, il avait fait couler un bain dans lequel il avait
     jeté son pantalon souillé d’urine. À même le jet du robinet, il s’était aspergé,
     sans se préoccuper de détremper le sol. Il savait… Tous ces cauchemars, toutes
     ces ombres furtives, il en connaissait maintenant la provenance. Telle cette
     petite fille, il avait subi de la part d’un adulte des gestes d’une répugnance
     sans nom. Qui était-ce ? Où était-ce ? Peu importait. Les détailsprécis de la scène se déroberaient toujours à sa mémoire, il était si jeune…
     Aujourd’hui, enfin, il levait le voile sur son incapacité à aimer. Il s’était
     reconnu dans les yeux de la fillette. Il s’était jeté sur son lit et n’en avait
     plus bougé. Il avait longtemps cru que seul le feu meurtrier l’avait traumatisé,
     même si, au fond de lui, il savait qu’un autre drame avait eu lieu. Il n’était
     pas responsable… Toutes ces années à exprimer dans sa musique la douleur,
     l’incompréhension, la peur… Note après note, il avait pleuré sa difficulté de
     vivre, se questionnant. Ses frères réussissaient à être heureux, pourquoi pas
     lui ? Pourquoi avoir repoussé Jeanne-Ida alors qu’il était si épris d’elle ?
     Pourquoi avoir envie de blesser à son tour ? Il se sentait si mal dans son corps
     d’homme. Roland Dutrissac l’avait percé à jour. Un soir, le poète l’avait
     entraîné sur le lit, étreint, embrassé, caressé, pour réaliser que ses avances
     causaient non pas de l’excitation chez Mathieu, mais une évidente peur viscérale
     de lui. Roland l’avait rassuré.
    — J’te toucherai pas, Mathieu, jamais.
    Il s’était allumé une cigarette. Lentement, en exhalant la fumée, il s’était
     confié.
    — Moi, c’était le prêtre surveillant du dortoir de mon collège. Presque à
     chaque nuit, il venait me chercher. J’étais son préféré. L’écœurant…
    Il avait jeté son mégot par terre et l’avait éteint comme on écrase une
     coquerelle.
    Mathieu n’avait pas répondu.
    — C’est cette souffrance qui rend ta poésie si forte, lui avait-il dit. Un
     jour, tu apprendras à vivre avec cette horreur dans ton corps.
    Il n’avait jamais abordé ce sujet à nouveau. Non, Roland se trompait ! Jamais
     personne ne l’avait touché, pas lui…Roland avait dû lui
     inventer cette histoire pour justifier son rejet... Mathieu était certain d’une
     chose : il ne désirait pas les hommes. Jusqu’à quel point un enfant blessé
     peut-il occulter tout souvenir traumatisant ? Ce soir, la mémoire de Mathieu
     s’était réveillée. Il savait… Il se releva. Il n’allait pas rester, une seconde
     de plus, anéanti dans ce lit. Un besoin impérieux de composer l’envahit. La
     musique s’élevait déjà dans son âme. Rapidement, il enfila des vêtements
     propres. Mathieu décida qu’il avait la capacité de changer les choses. Il ne
     voulait plus de cette vie amputée de joie. C’était fini. Le monstre de son
     enfance avait perdu la bataille. Il n’avait plus le pouvoir de le menacer de
     représailles, ni de le faire taire. Il allait retourner à la librairie et
     s’asseoir au piano. Sa musique serait méconnaissable !
    Au magasin, il trouva Vincent en compagnie de nombreuses bouteilles vides. À
     moitié couché sur le clavier du piano, son ami donnait l’impression de dormir.
     Réalisant la présence de Mathieu, c’est à peine s’il avait soulevé la tête en
     bafouillant :
    — Elle a dit non… Elle ne veut pas me marier…

    Yvette se réveilla en sursaut. Elle était certaine d’avoir entendu du bruit.
     Bouleversée d’avoir refusé la demande en mariage de Vincent, elle s’était
    

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