Au pied de l'oubli
dents. Qu’est-ce que Gagnon avait à lui faire la
conversation, lui aujourd’hui, pour lui confier des choses personnelles en
plus !
— Ce qui me sauve, avait continué l’ouvrier, c’est mes réunions des A.A.
— Tes niaiseries, Gagnon, tu les gardes pour toé… s’était impatienté
Georges.
— Je t’ai vu regarder le papier tantôt. C’est moé qui l’a
mis.
— Je sais même pas de quel papier tu parles !
— Ah bon… En tout cas, si jamais tu connais quelqu’un que ça intéresserait…
dis-lui de venir à la prochaine rencontre, j’vas l’accueillir devant la porte.
Il sera pas obligé de rentrer… S’il veut, il pourra tourner de bord…
— Toi pis une plaie d’Égypte c’est pareil, l’avait rabroué Georges.
Du bout de sa botte de travail, Gagnon s’était contenté d’écraser son mégot
avant de le laisser seul.
Le reste de la journée, l’offre de Gagnon lui avait trotté dans la tête. Ah, et
puis pourquoi pas ! Il n’avait rien à perdre à passer à tout hasard par Arvida,
devant l’adresse indiquée sur le papier… Gagnon avait tenu sa promesse et était
là, à fumer une cigarette d’un air nonchalant. Il n’avait fait aucune remarque
sur la présence de Georges. Il lui avait mis une main sur l’épaule en lui
disant :
— Ici, tout reste entre nous. Personne n’a à savoir.
Georges avait hésité.
— Rien te force à entrer… lui avait dit Gagnon. Si vraiment tu veux, t’as rien
qu’à pousser cette porte.
Georges l’avait poussée et repoussée régulièrement après cela, chaque mardi
soir. Entendre les témoignages de ces hommes, se reconnaître en eux, partager
leur douleur… ne plus être seul. Ces tremblements dès le réveil quand on avait
besoin de boire pour les calmer, Georges les avait ressentis. Ces heures
d’absence quand un homme ne sait plus ce qu’il dit ou fait, Georges les avait
vécues. Avec son groupe de soutien, Georges avait compris qu’être alcoolique, ce
n’est pas seulement prendre un coup de trop. C’est embuer le miroir de sa vie
pour ne jamais voir le reflet de ses peurs, desa peine, de ses
échecs… C’est s’acharner à ramer sur les eaux d’une rivière sans rive. Assis au
fond de la salle, Georges découvrait toutes ces histoires, différentes et
pourtant si semblables. Tous s’étaient perdus… Tous avaient oublié de s’aimer en
premier. « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. Ne
te fais pas ce que tu ne ferais même pas subir à un étranger ni à ton pire
ennemi... » Au fil des semaines, Georges avait remonté le temps jusqu’à la
source de sa soif... Après deux années de rencontres hebdomadaires, ce soir,
pour la première fois, c’est la gorge nouée qu’il avait pris la parole et
témoigné. Après l’introduction d’usage, il avait fait une courte pause avant de
reprendre.
— Ça fait vingt-trois ans... vingt-trois ans que j’ai perdu ma famille dans le
feu de ma maison. Ma seconde épouse pis sept de mes enfants y sont
morts...
Dans la salle, des exclamations de consternation s’élevèrent.
— Il m’est resté deux fils, les plus vieux du premier lit, pis ma petite
dernière… un nourrisson. Je la connais presque pas… C’est ma sœur qui l’a élevée
à Montréal. Un de mes garçons est mort à la guerre pis l’autre… l’autre, je
voulais plus le voir. Parce que je lui ai fait porter le chapeau, parce que
c’était lui qui avait ouvert la porte aux quêteux qui ont causé le feu...
Astheure, je suis devant vous, pis vous savez que personne se conte de peurs
icitte. Ben c’est longtemps avant que le feu arrive que je lui avais tout mis
sur le dos. Depuis qu’il était petit gars… Je passais ma colère sur lui… Je
faisais comme mon père, mon père qui buvait. Un matin, mon fils s’est enfargé,
j’me souviens même plus comment, mais il s’est cassé la jambe. Il est resté avec
une patte folle. J’ai trouvé le moyen, ça aussi, de m’en servir. Ça faisait monaffaire de me convaincre que tout ce qui m’arrivait, c’était
parce que le diable y mettait son grain de sel.
Georges s’arrêta et but une grande gorgée d’eau. Il desserra sa cravate.
— Bateau que c’est pas facile, reprit-il. Je pense que j’aimerais mieux faire
face au rouleau à pâte de ma troisième épouse.
Quelques petits rires fusèrent parmi le
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