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Au pied de l'oubli

Au pied de l'oubli

Titel: Au pied de l'oubli Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anne Tremblay
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dents. Qu’est-ce que Gagnon avait à lui faire la
     conversation, lui aujourd’hui, pour lui confier des choses personnelles en
     plus !
    — Ce qui me sauve, avait continué l’ouvrier, c’est mes réunions des A.A.
    — Tes niaiseries, Gagnon, tu les gardes pour toé… s’était impatienté
     Georges.
    — Je t’ai vu regarder le papier tantôt. C’est moé qui l’a
     mis.
    — Je sais même pas de quel papier tu parles !
    — Ah bon… En tout cas, si jamais tu connais quelqu’un que ça intéresserait…
     dis-lui de venir à la prochaine rencontre, j’vas l’accueillir devant la porte.
     Il sera pas obligé de rentrer… S’il veut, il pourra tourner de bord…
    — Toi pis une plaie d’Égypte c’est pareil, l’avait rabroué Georges.
    Du bout de sa botte de travail, Gagnon s’était contenté d’écraser son mégot
     avant de le laisser seul.
    Le reste de la journée, l’offre de Gagnon lui avait trotté dans la tête. Ah, et
     puis pourquoi pas ! Il n’avait rien à perdre à passer à tout hasard par Arvida,
     devant l’adresse indiquée sur le papier… Gagnon avait tenu sa promesse et était
     là, à fumer une cigarette d’un air nonchalant. Il n’avait fait aucune remarque
     sur la présence de Georges. Il lui avait mis une main sur l’épaule en lui
     disant :
    — Ici, tout reste entre nous. Personne n’a à savoir.
    Georges avait hésité.
    — Rien te force à entrer… lui avait dit Gagnon. Si vraiment tu veux, t’as rien
     qu’à pousser cette porte.
    Georges l’avait poussée et repoussée régulièrement après cela, chaque mardi
     soir. Entendre les témoignages de ces hommes, se reconnaître en eux, partager
     leur douleur… ne plus être seul. Ces tremblements dès le réveil quand on avait
     besoin de boire pour les calmer, Georges les avait ressentis. Ces heures
     d’absence quand un homme ne sait plus ce qu’il dit ou fait, Georges les avait
     vécues. Avec son groupe de soutien, Georges avait compris qu’être alcoolique, ce
     n’est pas seulement prendre un coup de trop. C’est embuer le miroir de sa vie
     pour ne jamais voir le reflet de ses peurs, desa peine, de ses
     échecs… C’est s’acharner à ramer sur les eaux d’une rivière sans rive. Assis au
     fond de la salle, Georges découvrait toutes ces histoires, différentes et
     pourtant si semblables. Tous s’étaient perdus… Tous avaient oublié de s’aimer en
     premier. « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. Ne
     te fais pas ce que tu ne ferais même pas subir à un étranger ni à ton pire
     ennemi... » Au fil des semaines, Georges avait remonté le temps jusqu’à la
     source de sa soif... Après deux années de rencontres hebdomadaires, ce soir,
     pour la première fois, c’est la gorge nouée qu’il avait pris la parole et
     témoigné. Après l’introduction d’usage, il avait fait une courte pause avant de
     reprendre.
    — Ça fait vingt-trois ans... vingt-trois ans que j’ai perdu ma famille dans le
     feu de ma maison. Ma seconde épouse pis sept de mes enfants y sont
     morts...
    Dans la salle, des exclamations de consternation s’élevèrent.
    — Il m’est resté deux fils, les plus vieux du premier lit, pis ma petite
     dernière… un nourrisson. Je la connais presque pas… C’est ma sœur qui l’a élevée
     à Montréal. Un de mes garçons est mort à la guerre pis l’autre… l’autre, je
     voulais plus le voir. Parce que je lui ai fait porter le chapeau, parce que
     c’était lui qui avait ouvert la porte aux quêteux qui ont causé le feu...
     Astheure, je suis devant vous, pis vous savez que personne se conte de peurs
     icitte. Ben c’est longtemps avant que le feu arrive que je lui avais tout mis
     sur le dos. Depuis qu’il était petit gars… Je passais ma colère sur lui… Je
     faisais comme mon père, mon père qui buvait. Un matin, mon fils s’est enfargé,
     j’me souviens même plus comment, mais il s’est cassé la jambe. Il est resté avec
     une patte folle. J’ai trouvé le moyen, ça aussi, de m’en servir. Ça faisait monaffaire de me convaincre que tout ce qui m’arrivait, c’était
     parce que le diable y mettait son grain de sel.
    Georges s’arrêta et but une grande gorgée d’eau. Il desserra sa cravate.
    — Bateau que c’est pas facile, reprit-il. Je pense que j’aimerais mieux faire
     face au rouleau à pâte de ma troisième épouse.
    Quelques petits rires fusèrent parmi le

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