Aventuriers: Rencontres avec 13 hommes remarquables
d’Auckland, face au golfe d’Auraki, l’intéressé se marre, le corps agité de soubresauts, le plat de la main battant le haut du genou : « C'est vrai, c’est vrai... Je n’étais pas très gai à l’époque, pas très heureux non plus... » Difficile à imaginer et, plus encore, à croire. Au milieu des tentures indiennes et des sculptures népalaises, la silhouette du grand échalas tout juste redescendu du sommet de la terre, sec comme un piolet, dégingandé comme un automate, la tête couverte d’un keffieh taillé dans une layette enfantine (le détail est de lui) s’est nettement alourdie, mais son rire n’a pas changé. Capable de tristesse, ce gros ours à l’allure bonhomme? Susceptible de mélancolie, cette peluche monumentale sur laquelle Sam, son petit-fils, vient se frotter à loisir? Non, bien sûr, même si l’intéressé insiste à propos de ses complexes adolescents : « J’étais un gars de la campagne, je n’étais pas trop mauvais à l’école, mais lorsque mes parents m’ont demandé de poursuivre mes études en ville, je me suis vraiment senti mal à l’aise. Les milieux guindés et sophistiqués ne me convenaient guère. J’étais exagérément réservé, surtout en public ou face à un auditoire... »
La grammar school d’Auckland est une école à l’anglaise avec ses couloirs interminables, ses enfants en uniforme et ses photos commémoratives qui, partout, en soulignent l’excellence. Dans le grand hall, élancé comme la nef d’une cathédrale, l’une d’elles, discrètement accrochée près de la porte de sortie, représente le tout frais vainqueur de l’Everest accueilli par ses pairs. La première étape d’un chemin de reconnaissance certes pavé des meilleures intentions du monde mais qui se transforma aussi en une cascade de contraintes à peine imaginables.
Pensez, le vainqueur du toit du monde ! En 1953, la toute jeune reine Elisabeth vient d’accéder au trône, et c’est le royaume britannique tout entier qui se sent pousser des ailes. Dépositaire de la « dernière aventure innocente ». Digne de toiser la planète entière et, partant, de la dominer un tant soit peu... Edmund Hillary se souvient de cette folie passagère, mais en a-t-il jamais pris ombrage? Un demi-siècle plus tard, son statut d’exception demeure, mais tout autant l’extrême relativité qu’il lui confère.
Cet homme est merveilleux : il a chassé le crocodile aux îles Salomon, piloté un antique coucou au-dessus des îles Fidji, rallié le pôle Sud au volant d’un tracteur agricole, remonté le cours du Gange dans un hors-bord à turbine, visité les plus hautes montagnes et conquis la plus prestigieuse d’entre elles, mais par-delà cette cavalcade d’expériences et de plaisirs mêlés, il a toujours su rester lui-même. Simple et disponible. Son profil orne les billets de cinq dollars néo-zélandais, il a été anobli en bonne et due forme, et récompensé de toutes les gratifications de la terre, mais son nom n’en figure pas moins, le plus banalement du monde, page 599 de l’annuaire de téléphone de la ville d’Auckland !
Incidemment, on entame avec lui une conversation à propos du cadavre de George Mallory disparu sur la face nord de l’Everest en 1924 et retrouvé il y a seulement quelques mois. On ose avancer que le dandy en bandes molletières et veste de tweed a, peut-être, atteint le sommet tant convoité trente ans avant son propre exploit. Mais son sourire, comme une marque de politesse, a tôt fait de faire voler en éclats cette douce lubie : « En matière d’alpinisme ce qui compte c’est moins de conquérir les montagnes que d’en redescendre vivant... Mais peu importe : si, au-delà de sa mort, Mallory peut aujourd’hui en tirer avantage, j’en serai le premier satisfait ! »
Etre élevé au rang de rareté et poursuivre utilement son chemin ; profiter de son statut dans le seul but de donner davantage : c’est à la faveur de ce type de préceptes que le héros de l’Everest grandit chaque jour davantage. Une habitude sans doute puisée aux sources d’une personnalité désintéressée, mais qui doit aussi beaucoup à un destin naturel tricoté sans calcul ni prétention.
« Pour moi la montagne était tout sauf une évidence. Je l’ai découverte presque par hasard, à la faveur d’une sortie de fin d’année avec mon école. » A deux cents kilomètres seulement de chez lui, le jeune homme, plutôt porté sur le rugby
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