Aventuriers: Rencontres avec 13 hommes remarquables

la plus vaine, elle ne répond pas moins à la volonté de poursuivre une œuvre, d’ajouter une pierre à l’édifice, de participer à une course de relais où la légitimation de ce qui a précédé anticipe inévitablement les avantages à venir. On ne peut admettre un découvreur sédentaire et isolé. Coupé du monde et des autres. Il est obligatoirement un des maillons de la chaîne. Qui profite de l’expérience de ses prédécesseurs pour mieux ouvrir la voie à ceux qui s’annoncent.
    Il est d’ailleurs intéressant (et symptomatique) de constater que l’admiration, chez les modèles que j’ai rencontrés, est d’abord source de motivation. Pas un qui, à l’aube de son parcours, n’ait négligé de regarder par-dessus son épaule avant d’envisager le cap que lui-même s’était mis en tête de poursuivre. C'est chez Ernest Shackleton qu’Edmund Hillary a trouvé son inspiration, chez Fridtjof Nansen que Borge Ousland a puisé les fondements de sa philosophie. C'est en pensant à Charles Lindbergh que Buzz Aldrin a rêvé ses premiers avions et c’est en voyant décoller vers la Lune ce même Aldrin que Bertrand Piccard s’est à son tour senti pousser des ailes. A l’inverse, en aval de ces vies remarquables, combien d’anonymes se sont découvert une âme vagabonde? Combien ont convergé vers les Himalayas sitôt refermé Sept Ans au Tibet ou se sont jetés à la mer à peine achevé Naufragé volontaire ? Les amateurs de sillons fugitifs et d’horizons circulaires ne supportent pas l’immobilisme, seules leur importent l’impermanence du monde et la volonté des choses.
    Jadis, l’explorateur emportait dans ses bagages quelques soldats ou scientifiques dans l’espoir d’accroître les avoirs de son bailleur de fonds ou de faire progresser le niveau de ses connaissances. L'appât du gain, la promesse d’eldorados improbables, la volonté d’asseoir ses prérogatives commandaient. Un aventurier, lui, s’avance d’un pas léger. Seules ses ignorances et ses envies l’accompagnent. Et sûrement pas le religieux ou le politique qui fouettaient les ambitions d’un Marco Polo ou d’un Fernand de Magellan. A mille lieues des contingences et des impératifs de ces derniers, c’est, tout au contraire, l’« inutile » si ce n’est le « futile » qui rendent leurs supposés héritiers si précieux et si attachants.
    Qu’ont eu à gagner ces nouveaux chevaliers à prendre les mesures de la planète ? A apprivoiser ses plus hautes montagnes et ses abysses les plus secrets ? A arpenter les glaces de la banquise et les sables du désert? Sans doute la reconnaissance de leurs pairs ou l’admiration de leurs contemporains, peut-être la récompense d’une obstination ou la preuve d’une hypothèse, mais, plus sûrement encore, la promesse de sonder à l’intérieur d’eux-mêmes des inhibitions et des peurs bien plus difficiles à effacer que les ultimes taches blanches consenties par l’ignorance sur nos cartes de géographie.
    « La haute aventure est d’ordre intérieur. » Montherlant a raison : les flibustiers que j’admire ont non seulement eu l’infini privilège de raconter le monde, ses grandeurs et ses extrêmes, ils mesurent au plus profond de leur âme la vraie nature de l’homme. Peut-être Hillary a-t-il, perché sur le toit du monde, participé à la vaste entreprise de glorification d’un Empire britannique déjà sur le déclin, mais, une fois la vallée rejointe, sa nature première se révéla très vite étrangère à cette situation. Bien sûr c’est un drapeau américain que Buzz Aldrin planta sur la Lune. Mais ni lui ni son compère Neil Armstrong n’étaient habités par ce message réducteur. Ce qui importait davantage aux yeux de ces exceptions c’était la part de mystère et d’aventure qui était attachée à leur si précieuse mission.
    Tous les aventuriers recensés dans ce livre peuvent se prévaloir de cette lucidité qui, à jamais, les distinguera des machines qu’ils ont empruntées, des outils qu’ils ont utilisés, des progrès qu’ils ont sollicités. Pour eux, l’inédit de l’objectif importe, mais tout autant le discernement qui permet de l’atteindre sans encombre. En improvisant une solution originale ou une porte de sortie inespérée, ils ont toujours su s’élever au-dessus des contingences et remporter, au final, leur bras de fer avec la fatalité.
    Si ces hommes sont remarquables c’est parce qu’ils ont osé