Aventuriers: Rencontres avec 13 hommes remarquables
au-delà de deux heures. Il avait tant à faire. Négligeant le cadre suggéré, la conversation roula finalement sans entrave et ne s’interrompit qu’à la nuit tombée. Même ratatiné par le poids des ans, même poli par le cours du temps, Heinrich Harrer ne se résignait pas, ne serait-ce qu’un peu, à baisser la garde. Son corps, courtaud et râblé, trahissait une fatigue évidente, mais de chaque côté de son visage, rond et glabre, deux touffes de cheveux blancs lui donnaient un air de savant illuminé, l’apparence d’un héros de bande dessinée. Un personnage de fiction est-il tenu de subir ce que le commun des vivants peine à supporter?
Un demi-siècle plus tôt, l’inoxydable vieil homme avait vécu l’inimaginable. Deux mille quatre cents kilomètres de marche forcée au cœur des Himalayas, par-delà un entrelacs de chemins muletiers infréquentables et une soixantaine de cols rédhibitoires. Un parcours peuplé de pillards indignes et de jeûnes interminables, de tempêtes de neige cataclysmiques et de canicules insupportables. Avec, en point d’orgue, la découverte d’une civilisation clandestine, la rencontre avec le dalaï-lama, quatorzième du nom, son éducation et son instruction, jusqu’à l’arrivée, en ces lieux, des impondérables de l’histoire et des envahisseurs chinois par la même occasion.
De cette expérience, Heinrich Harrer avait offert, dès son retour, un récit circonstancié qui, d’emblée, connut un succès instantané. Traduit en quarante-huit langues, vendu à plus de quatre millions d’exemplaires, Sept Ans au Tibet [1943-1950] aurait, à ce jour, séduit près de cinquante millions de lecteurs. Pas une bibliothèque aventureuse, pas une anthologie baladeuse où les mérites de l’errance glacée du petit alpiniste autrichien et de son compagnon Peter Aufschnaiter ne soient dûment consignés. Jusqu’à l’adaptation cinématographique de Jean-Jacques Annaud qui, en 1997 – Hollywood et Brad Pitt obligent –, ne fit qu’augmenter un peu plus le chœur de ses admirateurs.
Las, plusieurs campagnes de presse – sérieuses et documentées – rapportant, à la même époque, les anciennes accointances du héros avec le pouvoir nazi brouillèrent les cartes de la fable exemplaire. Pas si limpide que cela la belle odyssée ! Pas si édifiant que cela le destin insensé ! A écouter les procureurs rameutés à grands fracas, Heinrich Harrer aurait menti ou péché par omission, ce qui revient au même. Pendant quelques semaines le doute s’installa entretenu par l’intéressé lui-même qui s’empêtra dans un système de défense stérile. Lors de cette belle journée de discussion, quelques semaines avant que n’éclate l’orage, il insistait déjà, comme pour se justifier, comme pour se dédouaner : « Une chose est sûre, au tout début de ma carrière, j’étais fier et terriblement ambitieux. Prêt à n’importe quoi pour escalader une montagne. » Et ajoutait : « La vie n’a de sens que si l’on se fixe un but, si on imagine un absolu, que l’on cherchera à atteindre ou à goûter quoi qu’il advienne. »
Loin du tumulte et des procès d’intention, Heinrich Harrer appréciait par-dessus tout de retrouver les alpages qui, dans les environs de Graz, au beau milieu d’une Carinthie de carte postale, illuminaient déjà ses balades adolescentes. Le chalet qu’il habitait à Knappenberg est spacieux et confortable, mais il ne diffère guère, dans l’esprit, de ceux de Hüttenberg, le bourg accroché à la montagne quelques dizaines de kilomètres plus au nord, où il était né en 1912. Peu de souvenirs, pas de trophées. Sauf dans le petit musée, créé à proximité au début des années 1980 et chargé de rapporter la légende. L'acrobate-né qu’il était et l’alpiniste intrépide qu’il est devenu. « Le poids et le froid, expliquait le guide improvisé, étaient nos deux handicaps majeurs, mais nous faisions avec. Après tout nous ignorions que les matériaux futurs permettraient les incroyables progrès dont nous profitons aujourd’hui. Nous ne nous posions même pas la question, nous faisions avec... »
A défaut d’une intendance choisie, le Harrer des années d’apprentissage possédait la force du guerrier et l’ardeur du combattant, des valeurs que les alpinistes allemands et autrichiens d’avant-guerre tenaient pour essentielles. A la différence des spécialistes anglais ou français, souvent issus de
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