Aventuriers: Rencontres avec 13 hommes remarquables
emprunter, sans calcul ni arrière-pensée, cette passerelle irréfléchie qui sépare le conscient du déraisonnable et accédé, du même coup, à ce « surpassement de soi » si justement évoqué par André Gide dans la préface de Terre des hommes . Un souffle profond qui agit plus qu’il ne s’interroge. Mille perspicacités, mille intelligences qui, par-delà les mers et les montagnes, les déserts et les campagnes, mais plus encore par-dessus la petitesse des conventions, donnent son sens véritable à l’existence.
C'est un fait acquis : plus il se tend, plus le fil de la découverte menace de se rompre. Et c’est dans ce risque même (calculé, jaugé, analysé) que les vrais aventuriers vont chercher leur part de récompense. Ni gloire, ni gain, mais plutôt une exaltation, une ivresse, un abandon qui se joue de la mort à défaut de pouvoir (évidemment) la nier. Tous les authentiques que j’ai interrogés sont de parfaits « survivants ». A force de se colleter avec l’impossible, ils ont gagné un optimisme inébranlable et une joie de vivre définitive. Quatre d’entre eux (Harrer, Heyerdahl, Bombard et Blake) sont décédés depuis que je les ai rencontrés, mais au-delà de leurs « œuvres » devrais-je dire, à un âge ou dans des circonstances qui ne sauraient en rien remettre en cause la valeur et la candeur du message qu’ils ont, comme tous les autres, abandonné dans leur sillage.
Car c’est là aussi une réalité qui caractérise ce joyeux rassemblement : l’innocence de ses représentants, leur ingénuité et leur désinvolture. Mon bathyscaphe sera-t-il englouti dans les sables de la fosse des Mariannes ? Ma montgolfière déchiquetée par l’orage? Survivrai-je à l’abandon de mon masque à oxygène? A l’absorption répétée d’eau de mer ? Lorsque personne avant vous n’a entrepris l’impossible, lorsque nulle simulation, nulle anticipation n’est capable de répondre à de telles questions, que faire d’autre que de hausser les épaules et de subir ? Par un curieux effet de balancier, n’est-ce pas plutôt l’ignorance qui a offert à ces innocents aux cœurs battants un surplus d’intelligence? Tous ensemble vous le diront : c’est au pied du mur, sans se préoccuper ni de ce qui a été fait, ni de ce qui a été dit, en se contentant de lever le nez vers l’inconnu que l’on échafaude les plus folles initiatives...
Depuis, l’aventure s’est normalisée et formatée quelque peu. La règle, là comme ailleurs, a gagné du terrain et le pragmatisme de l’importance. On peut s’en plaindre et se contenter de regretter le temps des pionniers héroïques. On peut aussi remarquer que si le progrès a gommé certaines incertitudes, si les téléphones satellitaires, les vêtements sophistiqués, les aliments lyophilisés, les liaisons météorologiques ont amélioré le quotidien des voyageurs de l’extrême, d’autres ingrédients (la rapidité, la répétition, la surenchère) ont, parallèlement, compliqué leurs rapports aux éléments et préservé, du même coup, un équilibre supposé obligatoire entre la curiosité et le risque, l’envie et le danger.
Je n’ai rencontré aucune nostalgie dans le discours de mes interlocuteurs. Certes conscients d’avoir vécu une période délectable où l’inconnu dominait encore le monde, mais sûrement pas d’avoir échafaudé des aventures meilleures ou plus profitables. J’ai même senti, à l’une ou l’autre occasion, comme un parfum de jalousie à l’égard d’héritiers, à les entendre, souvent plus inventifs puisque obligés de relancer, chaque jour davantage, la roue d’un jeu qu’ils ont eux-mêmes trop longtemps accaparé.
Même si les plus hauts sommets de la planète ont été gravis il y a déjà plus de quarante ans et les océans traversés depuis bien plus longtemps encore. Même si les pionniers que nous évoquons ici ont refermé derrière eux pas mal de portes et diminué d’autant les marges de nos méconnaissances. Même si, durant l’intervalle, un astronaute a jugé indispensable de jouer au golf jusque sur la surface de la Lune et un acrobate de poser les patins de son hélicoptère au sommet même de l’Everest. Même si le plus anonyme des touristes peut désormais visiter les restes du Titanic à bord d’un sous-marin miniature ou gagner les extrémités du désert de Gobi avec pour unique soutien une carte de crédit. Même si, au jour d’aujourd’hui, tout
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