Azteca
me laissai distancer
jusqu’à ce que je n’entendisse plus rien des clameurs du peloton.
Soudain, dans l’obscurité totale, je vis briller une lueur rougeoyante.
Ces braves Tarahumara n’avaient pas complètement laissé tomber leur ami
Su-kurû. Après avoir allumé sa torche, l’un d’eux avait déposé le petit pot de
braises dans un endroit où j’étais sûr de le trouver. Je m’arrêtai pour
préparer un feu et m’installai pour passer là le reste de la nuit. Malgré le
jipuri, j’étais épuisé et je me serais endormi sur-le-champ si je n’avais pas
eu honte en pensant à tous ceux qui étaient en train de courir. De plus, je me
serais senti profondément humilié, ainsi que tout le village qui m’avait
accueilli, si les coureurs de Guacho-chi avaient découvert un homme de
Guagiiey-bo en train de dormir sur le parcours. Je mangeai un peu de pinolli,
bus quelques gorgées d’eau, mâchai un peu de jipuri et, réconforté, je passai
la nuit près de mon feu, en veillant à ne pas avoir trop chaud pour ne pas
m’assoupir.
Je savais que je devais voir passer deux fois les coureurs de
Guacho-chi avant que n’arrivent Tes-disora et ses compagnons. Après que les
deux équipes se seraient croisées à mi-parcours, les coureurs de Guacho-chi
devaient arriver du nord-est et atteindre mon feu de camp exactement au milieu
de la nuit. Puis, après avoir touché Guagùey-bo, ils feraient demi-tour et
repasseraient devant moi dans la matinée. L’équipe de Tes-disora ne serait donc
pas là avant le soleil de midi. Mes premiers calculs étaient bien exacts. Vers
le milieu de la nuit, je vis effectivement poindre des torches vacillantes
venant du nord-est. Je voulais leur faire croire que j’étais un sprinter de
Guagùey-bo, aussi je me levai avant qu’ils n’apparaissent et plein d’entrain,
je me mis à crier : « Traînards ! »,
« estropiés ! ». Les coureurs et les porteurs de torches ne me
répondirent même pas, trop occupés à garder l’œil sur la balle qui avait perdu
toute sa peinture et qui était bien entaillée. Mais les accompagnateurs me
rendirent mes sarcasmes en me criant : « Alors, tu réchauffes tes
vieux os ! » Je réalisai alors que ce feu devait me faire paraître
bien ridicule aux yeux des Tarahumara. Cependant, il était trop tard pour
l’éteindre ; ils étaient déjà tous passés et je vis les lumières
chancelantes s’évanouir vers le sud-ouest.
Le ciel s’éclaircit vers l’est et Grand-Père Feu fit son apparition,
puis, tout doucement – comme un grand-père qu’il était – il monta dans le
firmament. D’après mes évaluations, les hommes de Guacho-chi auraient dû
repasser devant moi. Je me mis face au nord-est et comme il n’y avait plus de
torches pour signaler leur venue, j’essayai de percevoir des bruits
avant-coureurs. Mais je n’entendis rien et je ne vis rien.
Je refis mes calculs mais je ne trouvai aucune erreur. Toujours rien en
vue. Je tâchai alors de me souvenir si Tes-disora ne m’avait pas dit que les
coureurs prenaient un chemin différent au retour. Le soleil était presque au
zénith quand j’entendis appeler :
« Kuira-ba ! »
C’était un Tarahumara avec des petites gourdes accrochées à la ceinture
de son pagne et le visage peint de motifs jaunes, mais je ne le reconnus pas,
aussi je pensai qu’il était l’un des sprinters de Guacho-chi. Quand j’eus
répondu à son salut, il s’avança vers moi avec un sourire amical, mais inquiet.
« J’ai vu votre feu cette nuit et j’ai quitté mon poste pour venir
vous voir. Dites-moi, l’ami, comment vos concitoyens ont-ils fait pour retenir
nos coureurs dans votre village. Est-ce que les femmes les attendaient, toutes
nues et prêtes à s’offrir ?
— C’est une charmante idée, lui répondis-je. Mais, à ma
connaissance, il n’en est rien. J’étais justement en train de me demander si
votre équipe pouvait retourner par un autre chemin. »
Il allait me répondre quand il fut interrompu par un autre « Kuira-ba ! »
et nous vîmes arriver Tes-disora et ses cinq compagnons. Ils titubaient de
fatigue en se renvoyant mollement la balle de bois qui était maintenant grosse
comme le poing.
« Nous… dit Tes-disora à l’homme de Guacho-chi et en s’arrêtant
pour reprendre son souffle. Nous n’avons pas encore croisé vos coureurs.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Nous nous demandions justement ce qui avait bien pu
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