Azteca
nos guerriers, momentanément sans armes, pour faire croire à une
explosion de colère spontanée, je fus saisi par la violence de la réaction
populaire. Du reste, je devrais dire qu’ils n’étaient pas armés au sens
habituel du terme, car à ce moment même, les hommes sortirent de leurs manteaux
et les femmes de leurs jupes, des pierres et des projectiles et, tout en
continuant à vociférer des imprécations, se mirent à les lancer vers la terrasse
du palais. Tout le monde se jeta de côté pour les esquiver. Le prêtre de
Huitzilopochtli perdit sa dignité sacerdotale quand une pierre le toucha à
l’épaule. Derrière nous, plusieurs Espagnols reçurent des cailloux. Seul
Motecuzoma resta sur place sans bouger, levant simplement les bras dans un
geste d’apaisement et il hurla, essayant de couvrir le brouhaha :
« Mixchia ! Attendez ! »
C’est alors qu’une pierre l’atteignit en plein front. Il chancela et
perdit connaissance. Cortés prit immédiatement la situation en main.
« Occupez-vous de lui, me lança-t-il. Mettez-le au calme. »
Puis, il saisit Cuitlahuac par le manteau et lui dit : « Faites
quelque chose. Dites-leur quelque chose. Il faut à tout prix les calmer. »
Cuitlahuac se précipita au bord de la balustrade pendant que je
descendais le corps inanimé de Motecuzoma aidé par deux officiers espagnols,
dans la salle du trône. Nous retendîmes sur un banc et les deux officiers
disparurent aussitôt en courant, sans doute pour aller chercher un médecin de l’armée.
Je contemplai le visage de Motecuzoma, détendu et paisible malgré la
bosse qui enflait son front. Bien des souvenirs se mirent alors à refluer en
moi : sa déloyauté envers Ahuizotl, son Orateur Vénéré, pendant la
campagne d’Uaxyacac et son ignoble et pitoyable tentative de viol sur la sœur
de ma femme, les menaces qu’il avait proférées à mon égard et comment il
s’était bassement vengé en m’envoyant à Yanquitlan où Nochipa avait trouvé la
mort, l’irrésolution dont il avait fait preuve depuis que les Espagnols étaient
apparus sur nos côtes et sa trahison quand des hommes plus courageux que lui
avaient tenté de débarrasser notre cité des envahisseurs. J’avais bien des
raisons de faire ce que je fis alors, dont certaines particulièrement
pressantes, mais je crois que si je l’ai tué, c’est surtout pour venger
l’outrage qu’il avait infligé jadis à Béu Ribé, la sœur de Zyanya, qui était
maintenant ma femme.
Toutes ces pensées m’avaient assailli en un instant. Il me fallait une
arme. Deux gardes texcalteca étaient postés dans la salle du trône. J’en
appelai un et lui demandai son poignard. Il me regarda d’un air soupçonneux, ne
sachant ni qui j’étais, ni quelles étaient mes intentions. Je lui répétai mon
ordre sur un ton sans réplique et il me tendit sa lame d’obsidienne. Je plaçai
la pointe au bon endroit, car j’avais assisté dans ma vie à suffisamment de
sacrifices humains pour connaître l’emplacement exact du cœur et j’enfonçai le
couteau jusqu’à la garde. Le mouvement régulier de sa respiration cessa. Je laissai
le poignard dans la plaie, si bien qu’il y eut un très faible épanchement de
sang. Les gardes texcalteca me considérèrent avec une surprise horrifiée et
s’enfuirent à toutes jambes.
Tout s’était déroulé très vite. Sur la place, le tumulte s’était un peu
apaisé et avait fait place à une rumeur toujours irritée, mais moins violente.
Puis, j’entendis ceux qui étaient sur la terrasse dévaler les escaliers et
pénétrer dans la salle du trône. Ils discutaient sur un ton animé et anxieux,
chacun dans sa propre langue, mais le silence se fit brusquement quand ils se
rendirent compte de l’énormité de mon acte. Espagnols et Mexica, tous
s’avancèrent lentement fixant d’un regard empreint de stupeur le corps de
Motecuzoma et le poignard enfoncé dans sa poitrine, puis leurs yeux se
tournèrent vers moi qui me tenais debout, immobile près du cadavre.
« Qu’est-ce que… vous… avez fait ? me demanda Cortés avec un
calme menaçant.
— J’ai suivi vos ordres. Seigneur Capitaine Général. Je l’ai mis
au calme.
— Insolent fils de pute, fit-il sur un ton de fureur contenue. Ce
n’est pas la première fois que j’entends vos sarcasmes.
— Puisque Motecuzoma est bien au calme maintenant, nous allons
peut-être, nous aussi, être plus tranquilles, y compris vous,
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