Azteca
sait, avec un peu de chance,
j’arriverais peut-être à semer Cortés ou à le conduire parmi des tribus qui ne
supporteraient pas la vue de ces Blancs et qui nous massacreraient tous. Au
moins, je serais mort pour une bonne cause.
Les « compagnons intéressants » dont avait parlé Cortés me
laissaient un peu perplexe et je fus carrément frappé de stupeur, quand je les
vis, le jour du départ. C’étaient les trois Orateurs Vénérés de la Triple
Alliance. Je me demandai si Cortés avait voulu les emmener parce qu’il
craignait qu’ils complotent en son absence, ou parce qu’il souhaitait
impressionner les populations par la présence de ces augustes personnages
suivant humblement son escorte.
Le spectacle valait la peine d’être vu. Etant donné que leurs
somptueuses litières étaient fort mal adaptées au parcours difficile, ils
devaient souvent en descendre pour marcher. La méthode de
« persuasion » de Cortés avait rendu Cuauhtemoc infirme et, dans de
nombreuses localités, tout au long du chemin,-les habitants eurent droit au
spectacle inusité de l’Orateur Vénéré des Mexica boitillant, appuyé sur les
épaules des Uey tlatoani de Texcoco et de Tlacopan.
Cependant, ils ne se plaignirent pas une seule fois, bien qu’ils aient
dû se rendre compte au bout d’un moment que je conduisais délibérément Cortés
sur des pistes difficiles, dans un pays que je connaissais mal. J’agissais
ainsi afin que cette expédition ne soit pas pour les Espagnols une partie de
plaisir et dans l’espoir qu’ils n’en reviendraient pas, mais aussi parce que je
savais que c’était mon dernier voyage et je voulais en profiter pour découvrir
de nouveaux horizons. Après leur avoir fait traverser les montagnes abruptes
d’Huaxyacac, puis les plaines désolées qui séparent les océans méridional et
septentrional, je les conduisis dans l’endroit le plus marécageux du pays
cupilco et c’est là qu’enfin, écœuré par les Blancs et par mon rôle auprès
d’eux, je les abandonnai.
Je dois vous signaler que Cortés avait emmené un autre interprète. Ce
n’était pas Malintzin qui, à l’époque, allaitait son enfant, Martin Cortés,
mais je la regrettais presque, parce qu’elle, au moins, était agréable à
regarder. Sa remplaçante était également une femme, mais gratifiée de la figure
de la constitution d’un moustique. Elle faisait partie de ces « faux
Blancs » de basse extraction qui avaient appris l’espagnol et elle s’était
fait baptiser sous le nom de Florencia. Cependant, comme elle ne parlait que le
nahuatl, elle n’était d’aucune utilité dans ces lointaines contrées, sauf la
nuit, quand elle rendait service aux soldats espagnols qui n’avaient pas su
attirer dans leur couche des putains locales plus jeunes et plus désirables.
Un soir, au début du printemps, après avoir passé la journée à patauger
dans un marécage particulièrement insalubre, nous avions installé notre
campement sur un terrain sec, dans un bosquet de ceiba et d’amatl. Après avoir
dîné, nous nous reposions autour des feux de camp quand Cortés vint vers moi
et, s’accroupissant, il posa un bras amical autour de mes épaules en me
disant :
« Regardez là-bas, Juan Damasceno. Vous verrez quelque chose
d’étonnant. »
J’ajustai ma topaze et j’aperçus les trois Orateurs Vénérés assis
ensemble à l’écart des autres. Je les avais souvent vus ainsi, au cours du
voyage, devisant sans doute de problèmes susceptibles de préoccuper des
dirigeants privés de leur pouvoir.
« Dans l’Ancien Monde, c’est un spectacle peu fréquent,
croyez-moi, que de voir trois rois discutant paisiblement entre eux. C’est
peut-être une occasion unique, et j’aimerais bien en voir un souvenir.
Dessinez-moi cette scène, Juan Damasceno, exactement comme ils sont, penchés
les uns vers les autres, en grande conversation. »
Cette requête me parut bien innocente, bien que de la part de Cortés ce
souci de fixer un moment mémorable pût sembler suspect. Cependant, je
m’exécutai volontiers et, après avoir arraché un morceau d’écorce du tronc d’un
amatl, je me mis à tracer avec un bout de bois pointu noirci au feu, le
meilleur dessin que je pouvais faire avec un matériel aussi rudimentaire. Ce
n’est que le lendemain que je compris, et je me repentis amèrement de ne pas
avoir respecté le vœu que j’avais fait de ne jamais plus dessiner de
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