Azteca
le moment où Béu perdit complètement la vue ainsi que l’usage
de ses mains et elle devint incapable de broder. J’ai donc dû cesser mon petit
commerce. Depuis, nous avons vécu sur nos économies, mais Béu a souvent exprimé
le souhait que la mort vienne la délivrer de sa noire prison d’ennui et
d’immobilité. J’en serais sans doute venu là, moi aussi, si les clercs de Votre
Excellence n’étaient venus me chercher pour que je raconte mon histoire, ce qui
a été pour moi une diversion suffisante pour que je continue à trouver de
l’intérêt à l’existence. Par contre, maintenant, Béu est encore plus solitaire
et elle supporte ce sinistre emprisonnement uniquement pour que je trouve
quelqu’un les nuits où je reviens dormir dans ma cabane. Quand mon engagement
ici sera terminé, je ferai peut-être en sorte que notre séjour sur cette terre
ne se prolonge pas trop. Nous n’avons plus rien à faire, ni aucune excuse pour
rester dans le monde des vivants. La dernière contribution que nous avons
apportée au Monde Unique ne m’amuse plus maintenant. Allez au marché de
Tlatelolco et vous constaterez que l’on y vend toujours des emblèmes mexica.
Eh bien, Excellence, l’histoire que je vous ai racontée est celle que
j’ai vécue et à laquelle j’ai participé. Tout ce que j’ai dit est vrai et je
baise la terre ; ce qui veut dire : je le jure.
Il se peut qu’il y ait çà et là des trous dans mon récit et Votre
Excellence aura peut-être des questions à me poser sur des points de détails.
Cependant, je la supplie d’attendre un peu et de me libérer un moment de mon
emploi. Je demande à Votre Excellence la permission de prendre congé d’elle et
de ses révérends scribes ; non que je sois fatigué de parler ou que je
n’aie plus rien à dire, mais parce que la nuit dernière, quand je suis rentré
chez moi, il s’est produit une chose incroyable. Béu m’a dit qu’elle m’aimait.
Elle m’a dit qu’elle m’aimait et qu’elle m’avait toujours aimé. Jamais, elle ne
m’avait fait un tel aveu, aussi je pense que sa longue agonie va bientôt
prendre fin et je dois être à ses côtés quand son heure viendra. Nous n’avons
plus personne, elle et moi. Hier soir, Béu m’a dit qu’elle m’avait aimé depuis
notre première rencontre à Tehuantepec, mais qu’elle m’avait perdu pour
toujours quand j’avais décidé de partir à la recherche de la teinture et que le
sort avait désigné Zyanya pour m’accompagner. Elle m’avait perdu, mais elle
n’avait jamais cessé de m’aimer. Quand elle m’a fait cette surprenante
révélation, il m’est venu une pensée indigne : et si le destin avait
choisi Béu, ce jour-là, Zyanya serait peut-être encore avec moi. Mais, une
autre pensée l’a aussitôt chassée : aurais-je voulu que Zyanya souffre
comme a souffert Béu ? Combien alors j’ai plaint la pauvre loque qui
m’avouait son amour. Elle paraissait si triste que j’ai tenté de prendre la
chose à la légère. Je lui ai fait remarquer qu’elle avait eu une curieuse façon
de me montrer son amour. Je lui ai dit que je l’avais surprise à accomplir des
pratiques magiques et elle m’a alors révélé qu’elle n’avait pas eu l’intention
de me nuire, qu’elle espérait que je viendrais partager sa couche et qu’elle
avait confectionné cette effigie de moi dans le but de m’ensorceler. Je suis
resté un moment sans mot dire, à réfléchir à tout ça et j’ai réalisé combien
j’avais été aveugle et insensible pendant toutes ces années. Ce n’est pas le
rôle d’une femme de déclarer son amour et Béu avait respecté cette
tradition ; elle ne m’avait jamais rien dit et elle avait dissimulé ses
sentiments sous une désinvolture que j’avais prise pour un mépris railleur.
Elle ne s’était départie de sa retenue que dans de rares occasions et même là,
j’avais refusé de comprendre, alors que je n’avais qu’à lui ouvrir les bras.
C’est vrai, j’ai aimé Zyanya et je l’aimerai toujours, mais cela ne m’aurait
pas empêcher d’aimer également Béu. Ayya , quand je pense à ces années
perdues par mon unique faute ! Ce qui me fait encore plus mal, c’est d’en
avoir privé Béu qui a attendu si longtemps, jusqu’à ce qu’il soit trop tard
pour sauver même un dernier moment de tout ce temps gâché. J’aurais bien voulu
la prendre avec moi la nuit dernière et peut-être lui faire l’amour, mais ce
n’est
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