Barnabé Rudge - Tome II
ils
s'étaient mis à disperser la foule. On avait lu le
riot
act
, et, comme l'attroupement ne se dissipait pas, les soldats
avaient reçu l'ordre de faire feu, et, mettant leurs fusils en
joue, avaient fait tomber roide morts, à la première décharge, six
hommes et une femme ; il y avait eu beaucoup de blessés. Ils
avaient rechargé sur-le-champ, fait une seconde décharge, mais
probablement en l'air, car on n'avait vu tomber personne.
Là-dessus, effrayée sans doute aussi par les cris et le tumulte, la
foule s'était mise à se disperser ; les soldats avaient
avancé, laissant par terre les morts et les blessés. Mais ils
n'avaient pas eu plus tôt le dos tourné, que les factieux étaient
revenus emporter les cadavres et les blessés pour faire une
procession funèbre, les corps en tête. Ils avaient marché dans cet
ordre avec des éclats de gaieté horrible et sauvage, fixant des
armes dans la main même des morts pour leur donner l'air d'être
vivants, et précédés par un drôle qui agitait de toutes ses forces
la cloche du dîner de lord Mansfield.
Les éclaireurs rapportèrent encore que cette
bande de mutins s'était renforcée d'un certain nombre d'autres gens
qu'ils avaient rencontrés, revenant de faire semblable
besogne ; et que, laissant seulement un détachement pour
escorter les blessés et les morts, ils s'étaient mis en marche pour
la maison de campagne de lord Mansfield à Caen-Wood, entre
Hampstead et Highgate, dans l'intention de lui faire subir le même
sort qu'à la maison de ville, et se promettant d'y allumer un feu
qui, de cette hauteur, illuminerait Londres tout entier. Mais ils
avaient été désappointés dans cette espérance par la rencontre d'un
parti de cavalerie qui les attendait là, et qui les avait fait
revenir, plus vite qu'ils n'étaient allés, tout droit à
Londres.
Chaque bande séparée qui s'était reformée dans
les rues, était allée, de son côté, se mettre à l'œuvre, selon son
caprice, et le feu avait été mis, en un moment, à une douzaine de
maisons, parmi lesquelles celle de sir John Fielding et de deux
autres juges de paix. On en avait incendié dans Holborn (alors un
des carrefours les plus populeux de Londres) quatre autres qui
brûlaient toutes à la fois, et ne laissèrent bientôt plus qu'un
amas de cendres, car le peuple avait coupé les tuyaux d'irrigation,
et n'avait pas voulu laisser les pompiers faire jouer leurs pompes.
Dans une maison près de Moorfields, ils trouvèrent quelques serins
en cage ; ils les prirent et les jetèrent tout vivants dans
les flammes. Les pauvres petites créatures criaient, dit-on, comme
des enfants, quand on les lança sur la braise : il y eut même
un homme qui, touché de leur sort, fit de vains efforts pour les
sauver, à la grande indignation de la foule, qui voulait lui faire
un mauvais parti.
Dans cette même maison, un des garnements qui
avaient parcouru les appartements, brisant les meubles et prêtant
leur aide à la destruction de la maison, trouva une poupée de
petite fille… un méchant jouet… qu'il exposa par la fenêtre aux
yeux de la populace dans la rue, comme une idole qu'adoraient les
habitants de la maison. Pendant ce temps-là, un autre de ses
compagnons qui avait la conscience aussi tendre (c'étaient
justement ces deux hommes-là qui avaient été les premiers à faire
rôtir tout vifs les serins), s'assit sur le parapet de la maison,
pour adresser de là à la foule une harangue tirée d'une brochure
mise en circulation par l'Association, sur les vrais principes du
Christianisme. Que faisait, pendant ce temps-là, le
lord-maire ? Il avait les mains dans ses poches, contemplant
tout cela du même œil qu'il aurait contemplé tout autre spectacle,
charmé, à le voir, d'avoir trouvé une bonne place.
Tels furent les rapports communiqués au vieux
négociant par ses serviteurs, pendant qu'il était assis auprès du
lit de M. Haredale, sans avoir pour ainsi dire fermé l'œil
depuis la commencement de la nuit, aux cris de la populace, à la
lueur des divers incendies, au bruit de la fusillade des soldats.
Si on ajoute à ces détails la mise en liberté de tous les
prisonniers de la prison neuve, à Klerkenwell, bon nombre de vols
commis dans les rues contre les passants, car la foule pouvait
faire à son aise tout ce qui lui renaît dans la tête, telles furent
les scènes dont, heureusement pour lui, M. Haredale ne se
douta seulement pas, et qui se passèrent toutes avant
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