Barnabé Rudge - Tome II
pourraient. Parmi ces débiteurs incarcérés pour
dettes, il y en avait qui étaient si abattus par le long séjour
qu'ils avaient fait en prison, si misérables, si dénués d'amis, si
morts au monde, sans personne qui eût conservé leur souvenir ou qui
leur eût gardé quelque intérêt, qu'ils suppliaient leurs geôliers
de ne pas leur rendre leur liberté, et de les diriger sur quelque
autre maison de force. Mais les geôliers n'en avaient garde ;
ils craignaient trop de s'exposer à la colère de la populace, et
les mettaient à la porte, où ils erraient çà et là dans les rues,
se rappelant à peine les chemins dont leurs pieds avaient depuis si
longtemps perdu l'habitude ; et ces pauvres créatures
dégradées et pourries jusqu'au cœur par le séjour de la prison s’en
allaient, la larme à l'œil, ratatinées dans leurs haillons, et
traînant la savate tout le long de la chaussée.
Parmi les trois cents prisonniers eux-mêmes
qui s'étaient échappés de Newgate, il y en avait… un petit nombre,
il est vrai, mais quelques-uns pourtant… qui cherchaient partout
leurs geôliers pour se remettre entre leurs mains, préférant
l'emprisonnement et une punition nouvelle aux horreurs d'une nuit à
passer encore comme la dernière. Plusieurs détenus, ramenés au lieu
de leur ancienne captivité par quelque attrait indéfinissable, ou
par le désir de triompher de sa chute et de repaître leur
ressentiment du plaisir de le voir réduit en cendres, ne
craignaient pas d'y retourner en plein midi et de flâner autour des
cachots. Ce jour-là, on en reprit cinquante dans l'enceinte de la
prison ; ce qui n'empêcha pas les autres d'y retourner, malgré
tout, et de s'y faire prendre, tout le long de la semaine,
plusieurs fois par jour, par groupes de deux ou trois. Sur les
cinquante dont nous venons de parler, il y en avait quelques-uns
d'occupés à essayer de ranimer le feu ; mais en général ils ne
semblaient avoir d'autre objet que de venir errer et se promener
autour de leur ancienne résidence : car souvent on les trouva
là endormis au milieu des ruines, ou assis à causer ensemble, ou
même occupés à boire et à manger, comme dans un lieu de
plaisir.
Outre les placards affichés aux portes des
prisons de Fleet et du Banc du roi, on déposa plusieurs avis
pareils, avant une heure de l'après-midi, à la porte de quelques
maisons particulières ; et plus tard l'émeute proclama son
intention de se saisir de la Banque, de la Monnaie, de l'Arsenal de
Woolwich et des palais royaux. Ces avis étaient presque toujours
distribués par un porteur seul, qui tantôt, si c'était une
boutique, entrait pour le déposer, avec des menaces sanglantes
peut-être, sur le comptoir ; tantôt, si c'était une maison
bourgeoise, frappait à la porte, et le remettait à la servante.
Malgré la présence de la force armée dans chaque quartier de la
ville, et de la troupe nombreuse campée dans le Park, ces messagers
continuèrent la distribution de leurs manifestes avec impunité,
tout le long de la journée. On vit de même deux jeunes garçons
descendre Holborn, armés de barreaux pris aux grilles de la maison
de lord Mansfield, et quêtant de l'argent pour les émeutiers. On
vit ainsi un homme de haute taille aller à cheval dans
Fleet-Street, faire une collecte pour le même objet : celui-là
refusait de recevoir autre chose que des pièces d'or.
Il circulait aussi, dans ce moment, une rumeur
qui répandait encore plus de terreur dans toute la ville de Londres
que ces intentions même annoncées publiquement d'avance par
l'émeute, quoique tout le monde ne doutât pas que la réussite de
ces machinations ne dût entraîner une banqueroute nationale et la
ruine générale. On disait qu'ils étaient résolus à ouvrir les
portes de Bedlam et à lâcher les fous. C'était là ce qui présentait
à l'esprit de la population des images si effrayantes, et qui
menaçait en effet d'un attentat si fécond en horreurs d'un nouveau
genre, dont l'imagination même ne pouvait se rendre compte, qu'il
n'y avait pas de perte si importante ni de cruauté si barbare dont
on n'eût plus volontiers couru le risque, et que beaucoup d'hommes
jouissant de leur bon sens quelques heures auparavant furent sur le
point d'en perdre la tête.
C'est ainsi que se passa la journée : les
prisonniers déménageaient ; les gens couraient çà et là dans
les rues, emportant ailleurs leurs meubles et leurs effets, des
groupes silencieux
Weitere Kostenlose Bücher