Barnabé Rudge - Tome II
rattrapé. Alors il se
retourna, et lui dit d'une voix terrible, quoique
étouffée :
« Laisse-moi aller. Ne me touche pas. Tu
l'as dit à ta mère, et vous vous êtes entendus pour me
trahir. »
Barnabé le regarda en silence.
« Tu as vu ta mère ?
– Non, cria Barnabé avec ardeur.
Oh ! non, il y a bien longtemps… plus longtemps que je ne puis
dire. Il doit bien y avoir un an. Est-ce qu'elle est
ici ? »
Son père le regarda fixement quelques
instants, puis il lui dit en se rapprochant de lui, car, rien qu'à
voir sa figure et à l'entendre parler, il était impossible de
douter de sa sincérité :
« Qu'est-ce que c'est que cet
homme-là ?
– Hugh… c'est Hugh. Pas davantage, vous
savez bien. Ce n'est pas celui-là qui vous fera du mal.
Comment ! vous aviez peur de Hugh ! ha ! ha !
ha ! peur de ce bon gros vieux farceur de Hugh !
– Je vous demande qui il est, reprit
l'autre d'un ton si farouche que Barnabé s'arrêta au beau milieu de
ses éclats de rire, et recula quelques pas, le regardant d'un air
de stupéfaction et de terreur.
– Dieu ! êtes-vous sévère !
vous me faites trembler, comme si vous n'étiez pas mon père.
Pourquoi donc me parlez-vous comme cela ?
– Je veux, répondit-il en repoussant la
main que son fils, d'un air timide, posait, pour l'apaiser, sur sa
manche, je veux une réponse, et au lieu de cela vous me répliquez
par les plaisanteries et des questions. Quel est l'homme que vous
venez d'amener dans notre cachette, pauvre imbécile ? et où
est l'aveugle ?
– Je ne sais pas où il est. Sa maison
était fermée. J'ai attendu, sans voir personne venir : ce
n'est pas ma faute. Quant à celui-ci, c'est Hugh… le brave Hugh,
qui a enfoncé cette odieuse prison pour nous délivrer. Ah !
dites à présent que vous ne l'aimez pas, hein ? n'est-ce pas
que vous l'aimez ?
– Pourquoi est-il couché par
terre ?
– Il a fait une chute, et puis il a trop
bu. Les champs, les arbres, tout ça tourne, tourne, tourne autour
de lui, et la terre lui manque sous les pieds. Vous le connaissez
bien ! vous vous le rappelez ! Tenez !
regardez-le. »
En effet ils étaient revenus à l'endroit où il
était couché, et ils se baissèrent sur lui tous les deux pour voir
sa figure.
« Bien ! je me le rappelle, murmura
le père. Pourquoi l'avez-vous amené ici ?
– Parce qu'il aurait été tué, si je
l'avais laissé là-bas. Si vous aviez vu comme on tirait des coups
de fusil et comme le sang coulait ! La vue du sang ne vous
fait-elle pas trouver mal, mon père ? Je vois bien que si, à
votre figure. C'est comme moi… qu'est-ce que vous regardez
donc ?
– Rien, dit l'assassin doucement, après
avoir reculé un pas ou deux pour regarder avec les lèvres serrées
et l'œil fixe par-dessus la tête de son fils. Rien. »
Il resta dans la même attitude et avec la même
expression dans ses traits pendant quelques minutes ; puis il
promena lentement son regard autour du lui, comme s'il avait perdu
quelque chose, et revint en frissonnant vers le hangar.
« Voulez-vous que je l'emporte là-dedans,
père ? » demanda Barnabé qui était resté, pendant ce
temps-là, à regarder aussi, sans savoir ce que cela voulait
dire.
Il ne répondit que par un gémissement étouffé,
en se couchant par terre enveloppé de son manteau jusque par-dessus
la tête, et se retira dans le coin le plus obscur.
Voyant qu'il n'y avait pas moyen, pour le
moment, d'éveiller Hugh ou de lui faire reprendre ses sens, Barnabé
le traîna sur l'herbe et le coucha sur un petit tas de foin et de
paille de rebut, dont il avait déjà lui-même fait son lit, après
avoir commencé par apporter un peu d'eau d'un ruisseau voisin, pour
laver sa blessure et lui nettoyer les mains et la figure. Ensuite
il se coucha lui-même, entre eux deux, pour y passer la nuit, et,
la face tournée vers les étoiles, il tomba dans un profond
sommeil.
Réveillé de bonne heure, le lendemain matin,
par l'éclat du soleil, le chant des oiseaux et le bourdonnement des
insectes, il laissa dormir les autres dans la hutte, pour aller se
promener un peu et respirer cet air doux et frais. Mais il sentit
que ses sens harassés, accablés, alourdis par les terribles scènes
de la veille et des autres soirées précédentes, se refusaient à
jouir des beautés du jour naissant, dont il avait si souvent goûté
la douceur avec un plaisir infini. Il pensa à ces matinées
heureuses où il allait avec
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