Barnabé Rudge - Tome II
où il avait passé la journée, ou des pensées qui
l'avaient occupé, mais enfin Londres lui parut peuplé d'une légion
de démons. Cette fuite et cette poursuite, cette dévastation
cruelle par le fer et la flamme, ces cris effrayants, ce tapage
étourdissant, il se demandait si c'était bien là la noble cause du
bon lord.
Malgré la stupeur où le plongeait cette scène
sauvage, il trouva pourtant le logis de l'aveugle. Tout était
fermé : il n'y avait personne. Il attendit longtemps, mais en
vain. Il finit par s'en aller, et, comme il apprit justement en ce
moment-là que les soldats venaient de tirer, et qu'il devait y
avoir beaucoup de morts, il se dirigea vers Holborn, où on lui
avait dit qu'était le grand rassemblement ; il voulait essayer
d'y rencontrer Hugh, pour lui persuader d'éviter le danger et de
revenir avec lui.
S'il avait été abasourdi et dégoûté du tumulte
tout à l'heure, son horreur ne fit que redoubler en pénétrant dans
ce tourbillon de l'émeute, et lorsqu'il en eut sous les yeux ce
terrible spectacle, sans y prendre part. Mais enfin, là, au beau
milieu, dominant le reste des insurgés, tout près de la maison
qu'on attaquait alors, Hugh était à cheval, appelant, animant tous
les autres.
Le tumulte qui l'entourait, la chaleur
étouffante, les cris, les craquements, tout cela lui faisait mal au
cœur ; cependant il pénétra de force au travers de la foule,
reconnu de bien des gens qui se reculaient eu poussant des bravos
pour le laisser passer, et il arrivait justement auprès de Hugh, au
moment où il proférait des menaces sauvages contre quelqu'un ;
mais contre qui et pourquoi, l'extrême confusion de cette scène ne
permettait pas à Barnabé de le savoir. Au même instant, la foule se
précipita dans la maison dont elle avait brisé la porte, et Hugh…
il fut impossible de savoir comment… tomba à terre tout de son
long.
Barnabé était à côté de lui, quand il se remit
sur ses pieds, encore tout chancelant ; heureusement pour lui
qu'il fit entendre sa voix, car Hugh levait sa hache pour lui
fendre le crâne en deux.
« Barnabé !… vous ! Quelle
était donc la main qui m'a jeté par terre ?
– Ce n'est toujours pas la mienne.
– Qui donc est-ce ?,… je vous
demande qui c'est ? cria-t-il en vacillant et en regardant
autour de lui d'un air farouche. Voyons !
dépêchons-nous ! où est-il ? qu'on me le montre.
– Vous avez du mal, » lui dit
Barnabé ; et, en effet, il était blessé à la tête, d'abord du
coup qu'il avait reçu, et puis d'une ruade de son cheval.
« Venez-vous-en avec moi. »
En même temps il prit en main la bride, tourna
le cheval, et entraîna Hugh à quelques pas de là. Cela suffit pour
les dégager de la foule qui se précipitait de la rue dans les caves
du négociant en vins.
« Où donc ?… où donc est
Dennis ? dit Hugh s'arrêtant tout court et saisissant Barnabé
de son bras vigoureux. Où est-il resté tout le jour ?
Qu'est-ce qu'il voulait dire en me laissant là, hier au soir, dans
la prison ? Dites-moi ça… le savez-vous ? »
En faisant tourner son arme dangereuse, il
tomba par terre, étendu comme un chien. Une minute après, quoique
exalté déjà jusqu'à la frénésie par la boisson et par sa blessure à
la tête, il rampa jusqu'à un courant d'eau-de-vie enflammée qui
coulait dans le ruisseau, et se mit à en boire comme de l'eau.
Barnabé le tira de là et le força à se
relever. Quoiqu'il ne fût capable ni de marcher ni de se tenir
debout, il se dirigea involontairement en trébuchant jusqu'à son
cheval, grimpa sur son dos et s'y tint attaché. Après de vains
efforts pour dépouiller l'animal de ses harnais sonores, Barnabé
sauta en croupe derrière Hugh, attrapa la bride, tourna dans
Leather-Lane, qui était tout près de là, et mit à un bon trot le
coursier effrayé.
Cependant, avant de sortir de la rue, il
regarda derrière lui : il regarda un spectacle tel qu'il ne
devait plus s'effacer jamais, même de sa pauvre mémoire, dût-il
vivre cent ans. La maison du négociant en vins, avec une
demi-douzaine de maisons voisines, n'était plus qu'une grande et
brûlante fournaise. Toute la nuit, personne n'avait essayé
d'éteindre les flammes ou d'en arrêter le progrès ; mais, pour
le moment, un détachement de soldats étaient sérieusement occupés à
abattre deux maisons en bois qui étaient à chaque instant en danger
de prendre feu, et qui ne pouvaient manquer, si on
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