Barnabé Rudge - Tome II
ses chiens, bondissant comme lui, au
travers des plaines et des bois, et ce souvenir lui remplit les
yeux de larmes. Il ne se reprochait pas, Dieu le bénisse !
d'avoir fait le moindre mal, et il n'avait pas changé de sentiment
sur la justice de la cause où il s'était engagé, ou des hommes qui
la défendaient : mais il était, en ce moment, plein de soucis,
de regrets, de souvenirs effrayants ; il souhaitait, pour la
première fois, que tel ou tel événement ne fut jamais arrivé, et
qu'on eût épargné à bien des gens tant de chagrins et de
souffrances. Il commença aussi à songer combien ils seraient
heureux, son père, sa mère, Hugh et lui, s'ils s'en allaient
ensemble demeurer dans quelque endroit solitaire, où il n'y eût
aucun de ces troubles à craindre ; peut-être l'aveugle, qui
parlait de l'or en connaisseur, et qui lui avait confié qu'il avait
de grands secrets pour en gagner, pourrait-il leur apprendre à
vivre sans ressentir l'aiguillon de la faim et du besoin. À ce
propos, il regretta encore davantage de ne pas l'avoir vu la nuit
dernière, et il méditait encore là-dessus, quand son père vint lui
toucher l'épaule.
« Ah ! cria Barnabé, tressaillant au
sortir de sa rêverie. Ce n'est que vous !
– Qui donc vouliez-vous que ce
fût ?
– Je croyais presque que c'était
l'aveugle. Il faut, père, que j'aie avec lui un bout de
conversation.
– Et moi aussi : car, si je ne le
vois pas, je ne sais plus où fuir ni que faire, et j'aimerais mieux
la mort que de perdre mon temps ici. Il faut que vous alliez tout
de suite le voir et que vous me l'ameniez ici.
– Vraiment ? s'écria Barnabé charmé.
À la bonne heure, mon père. C'est tout ce que je demandais.
– Mais c'est lui qu'il faut me ramener,
et pas d'autre. Surtout, quand vous devriez l'attendre à sa porte
pendant vingt-quatre heures, attendez toujours, et ne revenez pas
sans lui.
– N'ayez pas peur, cria-t-il gaiement. Je
vous l’amènerai, je vous l'amènerai.
– Mettez bas ces babioles, dit le père en
lui arrachant les bouts de ruban et les plumes qu'il portait à son
chapeau, et jetez mon manteau par-dessus vos habits. Faites bien
attention à votre démarche ; du reste, on est trop occupé
d'autre chose dans les rues pour qu'on vous remarque. Quant à votre
retour, ne vous en inquiétez pas ; il saura bien y pourvoir en
toute sûreté.
– Je crois bien ! dit Barnabé,
certainement qu'il y pourvoira. C'est ça un habile homme, n'est-ce
pas, mon père, et bien capable de nous apprendre le moyen de
devenir riches ? Oh ! je le connais bien, je le connais
bien. »
Il fut bientôt habillé, et aussi bien déguisé
que possible. Cette fois il avait le cœur plus léger en
entreprenant ce second voyage, et en laissant Hugh, encore abruti
par l'ivresse, étendu par terre sous le hangar, avec son père qui
se promenait devant, de long en large.
L'assassin, en proie aux plus tristes pensées,
le regarda partir, et se remit à marcher comme tout à l'heure,
troublé par le moindre murmure de l'air dans les branches, et par
l'ombre la plus légère que les nuages en passant jetaient sur les
prés émaillés de marguerites. Il était impatient de voir son fils
revenu sain et sauf, et cependant, quoique sa vie et sa sûreté en
dépendissent, il n'était pas fâché de le voir parti. Le profond
sentiment d'égoïsme que lui inspiraient ses crimes, toujours
présents à ses yeux avec leurs conséquences actuelles ou futures,
absorbait et faisait entièrement disparaître toute pensée de
Barnabé, comme étant son fils. Bien plus, la présence de ce
malheureux était pour lui un reproche pénible et cruel ; il
retrouvait dans ses yeux égarés les terribles images de cette nuit
criminelle. Son visage de l'autre monde, son esprit informe,
représentaient à l'assassin une créature qui avait pris naissance
dans le sang de sa victime. Il ne pouvait supporter son regard, sa
voix, son toucher. Et pourtant il se voyait forcé, par sa condition
désespérée. et son unique chance d'échapper au gibet, de l'avoir à
ses côtés et de reconnaître qu'il ne pouvait sans lui songer à se
soustraire à la mort.
Il se promena donc de long en large, sans
repos, tout le jour, roulant ces pensées dans son esprit, et Hugh
était encore étendu, sans le savoir, sous le hangar. À la fin, au
moment où le soleil allait se coucher, Barnabé revint, amenant
l’aveugle et causant avec lui d'un air animé tout le long
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