Barnabé Rudge - Tome II
dit que sa douleur
passe toute croyance. Je n'ai pas besoin de vous dire, vous le
savez d'avance, que le soin, l'humanité, la sympathie de ces braves
gens, sont sans limites.
– Je m'en doute. Que le ciel les
récompense de cet acte de bonté et de bien d'autres ! Varden
n'est pas ici ?
– Il est retourné avec votre messager,
qui l'a trouvé au moment où il revenait chez lui. Il a été dehors
toute la nuit… mais cela, vous le savez bien, puisqu'il en a passé
la plus grande partie avec vous.
– C'est vrai. Si je ne l'avais pas eu,
c'est comme s'il m'eût manqué mon bras droit : il a beau être
plus âgé que moi, rien ne l'arrête.
– C'est bien le cœur le plus ferme et en
ce moment l'homme le plus gai de la terre.
– Il en a bien le droit. Il en a bien le
droit. Il n'y a jamais eu de meilleure créature au monde. Il ne
fait que récolter ce qu'il a semé… Ce n'est que trop juste.
– Tout le monde, dit Édouard après un
moment d'hésitation, n'a pas le bonheur de pouvoir en dire
autant.
– Il y en a plus que vous ne croyez,
reprit M. Haredale ; seulement nous, nous faisons plus
d'attention au temps de la moisson qu'à celui des semailles ;
voilà aussi pourquoi vous vous trompez en ce qui me
concerne. »
Le fait est que son visage pâle, ses yeux
hagards et son extérieur sombre, avaient eu tant d'influence sur la
réflexion qu'Édouard avait faite, que celui-ci, pour le moment, ne
sut que répondre.
« Bah ! bah ! dit
M. Haredale, votre allusion n'était pas difficile à deviner.
Mais, c'est égal, vous vous êtes trompé. J'ai eu ma part de
chagrins, plus que ma part, peut-être ; mais je n'ai pas su la
supporter comme il fallait. J'ai rompu, quand j'aurais dû plier.
J'ai perdu dans la rêverie et la solitude le temps que j'aurais dû
employer à mêler mon existence à celles de toutes les créatures du
bon Dieu. Les hommes qui apprennent la patience, sont ceux qui
donnent à tous leurs semblables le nom de frère. Mais moi, j'ai
tourné le dos au monde, et j'en subis la peine. » Édouard
allait protester, mais M. Haredale ne lui en laissa pas le
temps.
« Il est trop tard, continua-t-il, pour
en éviter maintenant les conséquences. Je me dis quelquefois que,
si j'avais à recommencer ma vie, je pourrais réparer cette faute…
non pas tant précisément, il me semble, en y réfléchissant, par
amour pour ce qui est bien, que dans mon propre intérêt. Je recule
par instinct devant l'idée de souffrir une seconde fois tout ce que
j'ai souffert, et c'est dans cette circonstance que je puise la
triste assurance que je serais encore le même, quand je pourrais
effacer le passé, et recommencer à nouveau en prenant pour guide
l'expérience que j'ai déjà faite.
– Non, non ; vous ne vous rendez pas
justice, dit Édouard.
– Vous croyez cela, répondit
M. Haredale, et j'en suis bien aise. Mais je me connais mieux
que personne, et c'est ce qui fait que je n'ai pas en moi tant de
confiance. Passons à un autre sujet de conversation… qui,
d'ailleurs, n'est pas aussi éloigné du premier qu'on pourrait le
croire au premier abord. Monsieur, vous aimez toujours ma nièce, et
elle vous est toujours attachée.
– J'en tiens l'assurance de sa bouche
même, dit Édouard, et vous savez… je suis sûr que vous n'en doutez
pas… que je n'échangerais pas cet aveu contre toute autre
bénédiction que le ciel voudrait m'octroyer.
– Vous êtes un jeune homme franc,
honorable et désintéressé, dit M. Haredale. Vous en avez porté
la conviction jusque dans mon esprit malade, et je vous crois.
Attendez ici mon retour. »
En même temps il quitta la chambre, et revint
l'instant d'après avec Mlle Haredale.
« La première et seule fois, dit-il, en
les regardant tour à tour, que nous nous sommes trouvés ensemble
tous les trois sous le toit du père de ma nièce, je vous ai
enjoint, Édouard, de le quitter, et je vous ai défendu d'y revenir
jamais.
– C'est le seul détail de l'histoire de
notre amour que j'aie oublié, reprit Édouard.
– Vous portez un nom, dit
M. Haredale, que je n'ai que trop de raisons de me rappeler.
J'étais poussé, excité par des souvenirs de torts et d'injures qui
m'étaient personnels, je le sais et le confesse ; mais, même
en ce moment, je me calomnierais si je vous disais qu'alors ou
jamais j'aie cessé de faire au fond du cœur les vœux les plus
ardents pour son bonheur, ou que j'aie agi en cela (je reconnais
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