Barnabé Rudge - Tome II
du
reste mon erreur) par une autre impulsion que le désir pur, unique,
sincère, de remplacer près d'elle, autant que je le pouvais du
moins, le père qu'elle avait perdu.
– Cher oncle, dit Emma en pleurant, je
n'ai jamais connu d'autre père que vous. Ma mère et mon père ne
m'ont laissé à chérir que leur mémoire ; mais vous, j'ai pu
vous aimer toute ma vie. Jamais père n'a été plus tendre pour son
enfant que vous ne l'avez été pour moi, depuis le premier moment
que je puis me rappeler jusqu'au dernier.
– Vous me parlez avec trop de tendresse,
répondit-il, et pourtant je n'ai pas le courage de souhaiter que
vous me jugiez moins favorablement : j'ai trop de plaisir à
entendre ces mots de votre bouche, comme j'en aurai toujours à me
les rappeler quand nous serons séparés ; ce sera le bonheur de
ma vie. Encore un peu de patience, je vous prie, Édouard ;
elle et moi nous avons passé bien des années ensemble ; et,
quoique je sache bien qu'en la remettant entre vos mains je mets le
sceau à son bonheur futur, je sens qu'il me faut un effort pour m'y
résigner. »
Il la pressa tendrement contre son sein et,
après une minute de silence, il reprit :
« J'ai eu tort avec vous, monsieur, et je
vous en demande pardon… ce n'est pas ici une formule banale, ni un
regret affecté : c'est l'expression vraie et sincère de ma
pensée. Avec la même franchise, je vous avouerai à tous deux qu'il
a été un temps où je me suis rendu complice par connivence d'une
trahison dont le but était de vous séparer à jamais… car, si je n'y
ai point trempé moi-même, j'ai du moins laissé faire : je m'en
confesse coupable.
– Vous vous jugez trop sévèrement, dit
Édouard. Laissons cela de côté.
– Non, cette trahison se dresse pour ma
condamnation ; je regarde en arrière, et ce n'est pas
aujourd'hui la première fois, répondit-il. Je ne peux pas me
séparer de vous sans obtenir mon pardon plein et entier. Car je
n'ai plus guère de temps à passer dans la vie commune du monde, et
j'ai déjà bien assez de regrets à emporter dans la solitude à
laquelle désormais je me voue, sans en grossir le nombre.
– Vous n'emporterez de nous deux,
dit-elle, que des bénédictions. Ne mêlez jamais le souvenir de
votre Emma… qui vous doit tant d'amour et de respect… avec aucun
autre sentiment que celui d'une affection et d'une reconnaissance
éternelles pour le passé, et les vœux les plus ardents pour votre
félicité à venir.
– L'avenir, reprit son oncle avec un
sourire mélancolique, est un mot plein de bonheur pour vous, et son
image doit vous apparaître entourée d'une guirlande de joyeuses
espérances. Mais, pour moi, c'est autre chose : puisse-t-il
être seulement un temps de paix, exempt de soucis et de
haine ! Quand vous quitterez l'Angleterre, je la quitterai
comme vous. Il y a sur le continent des cloîtres, mon seul asile,
maintenant que les deux grands vœux de ma vie sont satisfaits. Cela
vous fait de la peine, parce que vous oubliez que je deviens vieux,
et que me voilà bientôt au bout de ma carrière. Allons ! nous
en reparlerons… plutôt deux fois qu'une, et je vous demanderai,
Emma, vos bons conseils.
– Pour les suivre ? lui dit sa
nièce.
– Au moins les écouterai-je, répondit-il
en l'embrassant, et je vous promets que je les prendrai en
considération. Voyons ! n'ai-je pas encore quelque chose à
vous dire ? Vous vous êtes vus beaucoup depuis quelque temps.
Il vaut mieux il est plus convenable que je laisse de côté les
circonstances du passé qui avaient causé votre séparation et semé
entre nous le soupçon et la défiance.
– Oui, oui, cela vaut beaucoup mieux,
répéta tout bas Emma.
– J'avoue la part que j'y ai prise à
cette époque, dit M. Haredale, tout en me le reprochant. Cela
prouve qu'on ne doit jamais s'écarter, si peu que ce soit, du bon
chemin, du chemin de l'honneur, sous le prétexte spécieux que la
fin justifie les moyens. Quand la fin qu'on se propose est bonne,
il faut l'obtenir par de bons moyens. Ceux qui font autrement sont
des méchants, et il n'y a rien de mieux à faire que de les regarder
comme tels et de ne point se faire leur complice. »
Il détourna ses yeux de sa nièce pour les
reporter sur Édouard, et lui dit d'un ton plus doux :
« Vous avez maintenant presque autant de
fortune l'un que l'autre. J'ai été pour elle un intendant fidèle,
et à ce qui lui reste des biens autrefois plus
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