Barnabé Rudge - Tome II
consommé n'était que de la Saint-Jean.
Naturellement, la nuit où Joe avait monté à
cheval pour accompagner leur retour à côté de la carriole, et où
Mme Varden avait insisté pour qu'il retournât chez lui, ne fut
pas non plus passée sous silence… pas plus que le soir où Dolly
s'était trouvée mal en entendant prononcer le nom du jeune homme…
pas plus que les mille et mille fois où Mme Varden, toujours
un modèle de prudence et de vigilance, l'avait trouvée toute triste
et toute rêveuse dans sa chambre. Bref, on n'oublia rien, et
toujours, d'une manière ou d'une autre, on en revint à cette
conclusion, que l'heure d'à présent était l'heure la plus heureuse
de leur vie ; que, par conséquent, tout s'était passé pour le
mieux, et qu'on ne pouvait rien imaginer qui eût pu ajouter à leur
bonheur.
Pendant qu'ils étaient dans le feu de la
conversation, ne voilà-t-il pas un coup saisissant qui se fait
entendre dans la rue à la porte de la boutique, qu'on avait tenue
fermée toute la journée pour n'être pas dérangés ! Joe
connaissait trop son devoir pour permettre à personne d'aller
ouvrir quand il était là, et se hâta de quitter la chambre pour y
aller.
En vérité, il serait par trop étrange que Joe
eût oublié le chemin de la porte ; et quand même, elle était
ma foi assez grande et tout droit devant lui pour qu'il ne lui fût
pas facile de s'y tromper. Cela n'empêcha pas que Dolly, peut-être
parce qu'elle était sous l'influence de cette agitation d'esprit à
laquelle ils venaient de se livrer tous, ou peut-être parce qu'elle
craignait, comme il n'avait qu'un bras, qu'il ne fût pas en état de
l'ouvrir (car elle ne pouvait pas avoir d'autres raisons), se
précipita derrière lui. Et ils s'arrêtèrent si longtemps dans le
corridor… je suppose que c'était parce que Joe la suppliait de ne
pas s'exposer au froid du courant d'air (en juillet) qui allait
infailliblement entrer par la porte, quand elle s'ouvrirait… que le
coup fut répété d'une manière plus saisissante encore que la
première fois.
« Est-ce que personne ne va ouvrir cette
porte ? cria le serrurier. Faut-il que j'y aille
moi-même ? »
Sur quoi, Dolly accourut bien vite dans le
parloir, toute rouge jusque dans le fond de ses fossettes ; et
Joe ouvrit avec un bruit terrible et d'autres démonstrations
superflues, pour faire voir l'empressement qu'il y mettait.
« Eh bien ! dit le serrurier en le
voyant reparaître, qu'est-ce que c'est donc, Joe ? qu'est-ce
qui vous fait rire ?
– Rien, monsieur, voilà que ça vient.
– Comment ? ça vient ! Qui
est-ce qui vient ? »
Mme Varden, aussi embarrassée que son
mari, ne sut que répondre par un mouvement de tête négatif au
regard de son mari, qui semblait lui demander une explication.
Alors le serrurier fit tourner son fauteuil sur ses roulettes, pour
mieux voir la porte, qu'il contempla les yeux tout grands ouverts,
avec une espérance mélangée de curiosité et de surprise qui éclata
sur sa joviale figure.
Au lieu de voir apparaître immédiatement une
ou plusieurs personnes, on ne fit qu'entendre divers sons
remarquables, d'abord dans l'atelier, puis après dans le petit
corridor qui le séparait du parloir, comme si c'était quelque
coffre écrasant ou quelque meuble bien lourd qu'on apportât, avec
un déploiement de forces humaines mal proportionné à la pesanteur
de la charge. Enfin, après qu'on eut fait bien des efforts, bien
heurté, bien meurtri la muraille des deux côtés, la porte fut
enfoncée comme d'un coup de bélier ; et le serrurier,
regardant fixement ce qui venait derrière, se frappa la cuisse,
releva les sourcils, ouvrit la bouche, et s'écria d'une voix
profondément consternée :
« Le diable m'emporte si ce n'est pas
Miggs qui revient ! »
La jeune demoiselle dont il venait de
prononcer le nom n'eut pas plus tôt entendu ces mots, que, laissant
là un tout petit garçon et une très grande caisse dont elle était
accompagnée, et s'avançant avec tant de précipitation que son
chapeau lui tomba de la tête, elle se rua dans la chambre, joignit
les mains, dans lesquelles elle portait une paire de patins, l'un à
gauche et l'autre à droite, leva les yeux dévotement vers le
plafond, et versa un ruisseau de larmes.
« Toujours la même histoire ! cria
le serrurier en la regardant avec un désespoir inexprimable. Cette
jeune personne-là était née pour faire un éteignoir, un
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